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Entretien avec Mikaël

« Peut-être que c’est dans une flaque qu’un cireur de chaussures contemple le mieux les sommets des gratte-ciels… »

Sur le front allemand, au printemps 1945 : la guerre ne laisse que mort et destruction dans son sillage. Pour échapper à l'horreur du présent, Al, soldat américain, seul rescapé de son unité, se plonge dans les souvenirs de sa vie new-yorkaise. Fils d'immigrés allemands, né aux États Unis, il n'a pas dix ans quand, en une nuit, sous l'oeil satisfait de ces Américains anti-étrangers, il perd ses parents et son foyer dans un terrible incendie. Tournant le dos à ses origines, Al n'a pas d'autre choix que de vivre dans la rue ; il devient Bootblack, un  cireur de chaussures. Avec son ami Shiny, ils parviennent tant bien que mal à survivre en se serrant les coudes. Six ans plus tard, en 1935, ils font la rencontre de Buster et de l'ambitieux Diddle Joe. Et puis, il y a Maggie, cette fille dont Al est amoureux et dont il souhaite ardemment gagner l'estime. Et ce, même si elle lui fait bien comprendre qu'ils ne vivent pas dans le même monde…

Après Giant, Mikaël nous ramène à New-York pour une nouvelle carte postale couleur sépia. Au cœur de la grande histoire de la ville se joue une foule d’autres petites histoires dont celle d’ Al. A nouveau, l’auteur donne un rôle important à un personnage auquel la plupart de ses contemporains n’auraient accordé que fort peu d’intérêt. Mais derrière l’image du cireur de chaussures se cache aussi un homme avec son histoire, ses forces et ses faiblesses. Bootblack s’annonce comme un nouveau diptyque rempli d’humanité, qualité déjà largement démontrée par son premier tome récemment publié (Dargaud). On retrouve donc Mikaël avec plaisir via cette nouveauté, et plus encore lors d’un sympathique moment au cours duquel il a répondu à nos questions.

Une histoire centrée sur un personnage, une période historique très proche et une même ville, New York…  On imagine que pour vous, l’un des défis de Bootblack était de ne pas refaire Giant

Mikaël : C’était le défi principal de Bootblack ! Pour ces diptyques, je me suis fixé une période qui va de l’après crash boursier de Wall street à la deuxième guerre mondiale, avec des personnages issus du milieu populaire et de l’immigration et qui pourraient s’entrecroiser d’une histoire à l’autre. Le tout se déroulant à New York.

Ces limites, ou ces rails constituent une certaine contrainte, mais m’obligent à me renouveler à chaque histoire, avec des personnages différents mais aussi en essayant de donner à chaque récit une structure différente. Bootblack est très différent de Giant, et le troisième diptyque sera, lui aussi très différent des deux premiers, tout en répondant à ce cahier des charges que je m’impose. Je viens de terminer l’écriture de son premier volet.

Dans Bootblack, on est surpris par la sobriété  dont vous faites preuve lorsque vous évoquez la guerre, alors que la violence est plus explicite quand elle survient à New York…

J’avais envie de mettre en scène un personnage d’origine allemande né aux USA, et de le faire revenir dans le pays de ses parents, de le confronter à ses origines dans ces circonstances tragiques. Au début du tome 2, on le verra entrer en Allemagne. Mais mon but n’était pas non plus de réaliser une BD de guerre. A New York, il est face à une violence qui existe entre des immigrants de différentes générations. C’est un phénomène que j’ai des difficultés à comprendre mais que j’ai moi-même rencontré au Canada. Il y a, dans le meilleur des cas, une forme de condescendance entre les immigrants et ceux qui sont nés là, même s’ils sont de la même origine. Et ça peut aller jusqu’à une sorte de rejet. Je m’interroge pas mal à ce sujet, mais j’ai confiance dans l’intelligence du lecteur…

En choisissant des personnages issus de l’immigration, désiriez-vous que vos récits aient une résonnance contemporaine ?

On parle beaucoup des migrants, et je pense que c’est inévitable. Mais il existe des aspects du phénomène de l’immigration qui sont peu évoqués, comme ceux des célibataires géographiques. La famille de ma conjointe, d’origine portugaise, a connu cela. Un père de famille partait à l’étranger pour y travailler, dans l’espoir d’accueillir son épouse et ses enfants ultérieurement. Il leur versait une partie de son salaire au pays et, en attendant, tentait d’y retourner quelques temps quand c’était possible…  Ces situations existent encore aujourd’hui. Evoquer l’immigration, sous l’une ou l’autre forme, revêt un aspect contemporain, et même universel. Les médias en épinglent les aspects les plus aigus, dramatiques, mais le phénomène est plus large, complexe, et il y a beaucoup de choses à en dire.

Giant construisait les gratte-ciels, Al, le héros de Bootblack, est cireur de chaussures. Ces métiers correspondent à une sorte d’imagerie américaine. Pourquoi avoir choisi de situer vos récit à New York ?

Ils auraient sans doute pu se dérouler dans n’importe quelle grande ville d’Amérique du Nord à cette époque, y compris au Canada. Mais l’image de New York est très forte. D’une certaine manière, tout le monde connaît New York. Certaines de ses images sont entrées dans l’inconscient collectif. C’est sans doute LA ville emblématique l’Amérique, et ce partout dans le monde. Et plus personnellement, j’aime New York et son histoire me passionne.

Avant même d’ouvrir ce premier tome de Bootblack, on est surpris par la couverture et son cadrage très particulier…

Je n’essaye pas de m’inscrire dans un style de graphisme trop réaliste. Je tente de garder une part impressionniste afin de faire ressentir des choses plutôt que de tout montrer, pour que le lecteur puisse faire appel à son vécu pour interpréter une image. Pour la couverture, j’ai voulu y faire figurer une symbolique que l’on retrouve un peu partout dans l’album. La caste de Bootblack travaille et vit dehors, au niveau des trottoirs, au niveau des chaussures à cirer. Les riches vivent dans les prestigieux buildings. Peut-être que c’est dans une flaque qu’un cireur de chaussures contemple le mieux les sommets des gratte-ciels. Probablement est-ce l’unique image qu’il en aura, sans pouvoir gagner les étages, ceux des immeubles comme ceux de l’échelle sociale…  J’avais aussi envie de transmettre la sensation de saleté qui régnait dans les rues, les flaques, les papiers qui volent, la ville qui vit dans une sorte de brume produite par la vapeur qui s’échappe du chauffage urbain souterrain…toutes ces impressions…

De même, vous privilégiez des cases plus grandes que dans Giant

C’est aussi pour répondre à cette symbolique. J’alterne des plans aériens qui correspondent à la vision des nantis du haut des tours, eux seuls arrivent à voir le soleil, et des plans au niveau du sol, le regard des cireurs de chaussures… On a donc des cases très verticales ou, au contraire, très horizontales ! Et la grande majorité de l’album se déroule en extérieur, puisque c’est là que se trouvent les cireurs de chaussures ! J’essaye d’appliquer une symbolique de ce type à chaque histoire. Elle me procure une sorte de ligne de conduite lors du découpage et il est intéressant que le lecteur la perçoive inconsciemment. Je vois ça comme un exhausteur d’émotions.

Avez-vous puisé aux mêmes sources de documentation que pour Giant ?

Ca a été un peu plus compliqué pour Bootblack, car l’histoire se déroule dans un autre quartier davantage portuaire, non loin du Brooklyn bridge. De plus, comme il ne s’agit pas précisément de la même époque que celle de Giant, il, y a quand même de nombreuses différences du côté des voitures, des vêtements etc. Pour la partie militaire, j’ai recherché la crédibilité plutôt que l’exactitude à tout prix. Il ne s’agit pas d’une BD de guerre. Les lecteurs doivent pouvoir y croire sans que l’on ait à leur donner trop d’infos. Et puis Bootblack reste une fiction, et l’essentiel est tout de même sa dimension humaine, ne l’oublions pas.

Vous avez entamé le dessin du second volet de Bootblack, écrit le premier tome du troisième diptyque, vous vous investissez complètement dans ce projet…

Je développe quelque chose tant que c’est chaud ! Il m’a fallu pas mal d’années avant de me faire connaître, tant du côté de la critique que de celui du public et c’est avec Giant que cela s’est produit. J’ai mis en place cet univers new yorkais qui semble plaire aux lecteurs, et j’ai surtout le privilège de pouvoir ne faire que cela. Je ne travaille pas sur des illustrations ou des séries parallèles, j’ai donc la chance de pouvoir m’y consacrer en continu et que l’éditeur accepte les délais que je lui demande. Oui, je suis à fond là-dessus !

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Pierre Burssens
26/06/2019