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Entretien avec Mathieu Lauffray

"J’aime ce moment où l’on traite de la conséquence humaine..."

Tout est fort ! Un scénario haletant et angoissant rythmé par un dessin dynamique associé à des couleurs attachées à chaque lieu... Mathieu Lauffray nous en dit plus au sujet de ce deuxième tome de Raven.

Sans dévoiler le dénouement de cet opus, pouvez-vous en raconter un peu plus ?

Oui, en fait j’ai une thématique que je traine dans cette histoire de Raven, c’est le prix de la liberté. Et donc, j’ai choisi de raconter une histoire de pirates pour expliquer en la liberté est une belle idée mais peut avoircoût très élevé. Je mets en scène un personnage qui va passer par trois stades importants : le premier est l’insouciance d’une vie qui lui convient et d’une jeunesse qui lui permet de faire tout ce qu’il souhaite. Dans le deuxième tome, je montre un affrontement tellurique entre deux pirates que tout oppose, un qui vit au jour le jour et qui n’est que spontanéité et intuition et une autre qui est pragmatique, avec un projet clair, un pouvoir de projection évident. Quelqu’un qui a des ancrages et un qui n’en a pas. La rencontre entre les deux est insupportable parce que Raven considère que cette femme ne profite pas du tout de la vie de pirate et que c’est une traitresse qui pactise avec les aristocrates. Elle aurait donc des projets contraires à la nature même de la piraterie, qui a dit non à la société pour créer une alternative. Pour Darksee, Raven est quelqu’un de compétent mais qui ne fait rien de sa compétence.. Or, je m’arrange pour qu’ils soient obligés de se fréquenter et de partager une aventure. Ca m’intéresse d'imposer cet itinéraire à Raven pour qu’il comprenne pourquoi ça foire ! Pourquoi, il est toujours celui qui se retrouve seul, rejeté par les autres, finit sur une chaloupe ou sur un radeau selon les circonstances.

Il finit par devenir sympathique, en fait.

Parce qu’il se bat beaucoup ! Il y met de l’énergie et c’est une ode à la vitalité, en fait. C’est-à-dire que toute cette histoire montre ce qu’ est une vie sans lendemain dans lequel le jour fait l’essentiel du travail. J’aime bien monter l’agacement des gens qui construisent face à des gens qui sont inconstants et inconséquents parce qu’il n’y a rien de pire qu’une compétence mal utilisée et mal employée. Or Raven tente en permanence de prouver à Darksee qu’il est capable et mérite le respect. Et elle n’en a rien à faire de respecter Raven, elle a un projet et il l’emmerde ! 

Un moment, dans cet opus, on l’impression qu’ils  vont faire quelque chose ensemble...

Je glisse un certain nombre d’indices dans le récit pour expliquer quel va être le trajet pour que Raven comprenne pourquoi ça ne marche jamais.. Il y a une rivalité directe avec Darksee qui ne va pas forcément mal se passer pour lui dans ce tome 2 mais il n’en tirera pas grand-chose finalement. Et, encore une fois, sa compétence aura été mal employée. Et lui, il ne comprend pas avec pourquoi une telle débauche d’énergie ne l’amène absolument pas à avoir ce qu’elle a, à savoir un équipage, un navire. J’aime bien cette espèce de proposition de mettre en scène ces gens à la vitalité exacerbée avec un mélange d’idéaux et de sur-gourmandise de vie, confrontés à la brutalité d’une vie dans laquelle ils ont été projetés. Le pirate ne nait pas par choix. Il a été catapulté là parce qu’on l’a vendu, on l’a arrêté, on l’a déporté, il a été enrôlé de force et qu’il s’en est échappé. Très pragmatiquement, ils ne peuvent retourner nulle part. Donc, il va falloir vivre comme ça et ils se réinventent des individualités, des sur-compétences pour avoir mérité de participer à quelque chose, de faire partie d’un groupe. D’ailleurs sur le terrain, c’étaient des gens assez étonnants.  Ils voulaient mériter le droit de vivre mais de faire partie de quelque chose et ensuite, je pense qu’il y avait un désir de revanche assez marqué contre les sociétés qui les avaient chassés 

"On a toujours besoin d’un plus petit que soi". Cette maxime ne pourrait-elle pas être la devise de Raven au contact d’Arthur, le jeune garçon ?

Il y a toujours un côté infantile dans les énergies développées par les pirates. Pourquoi ? Ils ne vivent que l’instant et la beauté du geste. Ils ne sont pas dans la construction, dans l’épargne ou les projets. Ils sont plutôt dans l’idée qu'ensemble ils vont faire des trucs, vivre des choses et montrer qu'ils sont capables et méritent d’être respectés. Et donc, les enfants et les pirates communiquent très bien. Pour moi, c’est quelque chose d’intuitif et ça m’amuse de voir ces espèces de chicaneries entre Raven et Arthur, qui explique à Arthur qu’il faut qu’il arrête de jouer les gros bras parce que dès l’instant où il a un problème, les autres le résolvent pour lui. Cela fait partie de la thématique de Raven qui est que, que l’on soit un homme ou une femme, on doit se débrouiller et ne dépendre de personne pour gagner sa liberté. Arthur va lui prouver que ce n’est pas vrai du tout, qu’il est capable de s’en sortir. 

Dans le tome 3, Raven va être confronté au fond du fond de sa mythologie qui est : si je suis mon dogme et si je suis mes idées, je serai forcément en opposition avec le groupe et donc, je devrai sacrifier le groupe à mes idées. Dans la première scène du tome 1, il attaque un navire espagnol chargé des richesses des pillages effectués en Amérique du sud sauf qu’il y a une jeune fille là-dedans... En une seconde, il protège la fille et se retourne contre tout l’équipage, ses alliés avec lesquels il avait mené la campagne. C’est quelque chose qui est inacceptable par un groupe mais qui paraît juste vu de l'extérieur. Quand on fait partie d’un groupe, faut-il mettre un petit peu son éthique personnelle de côté parce que celle du groupe passe devant ?  La fidélité au groupe est une valeur qui est très belle et qui est moins facile à tenir du point de vue personnel que de faire toujours tout à sa façon... mais si on veut bénéficier du groupe, et si on veut faire partie d’un groupe il y a un prix à payer et il faut le savoir...

On est toujours plus fort lorsqu’on est en groupe

Bien sûr, et on le sait tous, c’est une condition de survie. Et j’aime ce moment où les idéologies des individus se fracassent contre la réalité communautaire. Une communauté qui va construire ensemble et il va falloir accepter que l’intérêt commun passe devant l’intérêt individuel et donc, même chez les pirates, c’est quelque chose qui fait sens. Et j’aime bien parler de ça !

Pouvez-vous nous décrire vos méthodes de travail, tout d’abord au niveau du scénario, storyboard, que du dessin crayonnés, encrage mais aussi mise en couleurs ?

C’est construit comme une fable, je raconte vraiment une petite parabole sur des comportements humains et c’est pour ça que je suis retourné vers les pirates parce que je voulais parler du prix de la liberté.  J’ai donc créé ma fable n°1 en présentant les protagonistes, la mission. Pour le 2, j’avais besoin d’avoir un duel entre Némésis et Raven pour savoir s’ils arrivaient à se supporter devant l’adversité. Le fait qu’il y ait un objectif commun rend naturelle la collaboration pour donner davantage de chance de succès et c’est la beauté de l’affaire. J’assimile progressivement le fait que Raven va devoir accepter l’idée que le groupe a raison sur lui. Et donc, je vais le mener très loin dans le 3 puisqu’il va falloir qu’il choisisse de faire seul ou avec les autres et qu’il aille au bout de sa logique.

Choisir, c’est renoncer  ?

J’aime l’idée que l’on a nos programmes pour réagir, ce qui nous paraît bien, logique… Mais l’apprentissage ne s’arrête jamais ! Nous sommes des paresseux et il faut être confronté à des situations inhabituelles pour que l’énergie à se sortir de l’inconfort soit légitime à ce moment-là et, tout d’un coup, faire le saut que l’on n’aurait pas fait en terrain familier.

Sortir de sa zone de confort ?

Exactement et là, il va le faire !

Et pour le dessin ?  

Pour les couvertures, je vais avoir une tonalité différente par rapport à l’intensité du chapitre, c’est quelque chose qui est important pour moi. Je commence dans les froids, je continue dans les chauds et je vais carrément terminer dans le tumulte dans le 3ème tome qui va s’appeler Furie parce que là, tous les personnages vont aller au bout d’eux-mêmes...  Il y a un code chromatique qui va avec la nature de l’émotion traitée. J’accorde aussi de plus en plus de l’importance à ce que j’appelle l’incarnation : allermoins dans l’ellipse pour aller de plus en plus dans la scène, ce que provoque la scène, le conflit de la scène  et ses conséquences. Ce que j’appelle la question de sortie. J’aime ce moment où l’on traite de la conséquence humaine. Ca prend un peu de place mais c’est chouette, c’est là  où l’attachement au personnage devient très fort. C’est pour ça que dans la bd, on appelle nouvelle bd ou plus contemporaine, on minimise l’action au profit de la réaction interpersonnelle. Parce que, du coup, on créer un attachement viscéral à la psyché du personnage et l’action est moins efficace pour créer le lien que la réaction émotionnelle ou affective à l’action elle-même. J'ai besoin de cette action, j’ai besoin de confronter mes personnages aux périls pour qu’ils se transfigurent mais je ne veux pas faire l’impasse complète sur l’interpersonnel et sa conséquence.

Quand on lit cette série, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle pourrait servir de support à un projet cinématographique, qu’en pensez-vous ?

Ah, disons que je n’ai jamais pu faire vraiment la différence entre les médias que j'aime, que ce soit ce que je lis, j’écoute, ou que je regarde un film ou lise une une BD, ça finit par aboutir à une espèce d’image dans ma tête, de sensation globale...Et oui, il y aurait sans doute matière à faire du cinéma avec Raven parce que la nature des émotions est très cinématographique. Mais je sais aussi que la logistique du cinéma demande à ce que l’on soit à l’aise en communauté. Il faut savoir gérer les affaires de groupe : les affaires de politique, de financement, de séduction et c’est dur ! J’ai côtoyé ce milieu, il faut être armé pour ça et ce n’est pas vraiment mon cas. Je trouve cet univers assez féroce et je ne me lancerais pas  dans cette expérience la fleur au fusil !

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Bernard Launois
13/12/2021