
Quatre ?
Scénario, dessins et couleurs : Enki Bilal
Casterman
Et vint le temps d’en finir
Notre collaborateur Michel Nicolas - que les lecteurs de l'excellente Lettre de Dargaud connaissent bien - vous propose de revenir sur certaines sorties ayant fortement marquées le premier semestre 2007. Premier rendez-vous avec Enki Bilal...
Ca y est, la tétralogie du Sommeil du monstre est bouclée. Tout en écrivant une version de l’Histoire humaine riche de violences, Bilal clôt un cycle qui aura manifestement dérangé et laissé nombre de lecteurs perplexes pour cause de procédés artistiques et narratifs « déstructurants ». Mais n’est-ce pas là aussi le rôle de la création ?
Comment lire le dernier opus du Sommeil du monstre ? Bilal se rêverait-il en Warhole de la bande dessinée (violence en moins, naturellement) ? L’humeur du moment influe sans doute sur l’image qui reste en mémoire après la lecture, sur l’impression qui s’en dégage, sur les sensations ressenties. Mais nul doute aussi que le propos ne cesse d’étonner, de surprendre, de décontenancer. « Leyla Mirkovic, l’authentique, pas la substituée du vaisseau, parle, sérieuse, grave. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle n’est pas loin d’éclater de rire, subitement, au détour d’une phrase, d’un silence (certains furent longs), d’une gorgée de champagne Warhole millésimé. » Tout au long de sa carrière, Bilal n’a eu de cesse de casser des codes artistiques - pas seulement la bande dessinée -, de chercher sa (ses ?) voie(s), de nouveaux horizons, dans un processus de création exploratoire permanent et ouvert sur d’autres modes d’expression. Le dernier volet de la série le Sommeil du monstre, dans laquelle la réflexion sur la nature et l’objet de l’art est d’ailleurs intéressante - s’inscrit dans la même veine. L’interprétation est sujette à caution.
Lorsque la Lettre consacrait un sujet sur Bilal dans son numéro 90, elle appréciait le Rendez-vous à Paris comme une lueur d’espoir dans un monde de violence en pleine déroute. Quatre ? donne le sentiment que le sursaut est possible. Leyla Mirkovic hésite entre larmes et rires, des clés sont données pour comprendre les liens entre les protagonistes, les clones entrent en phase de conquête de Mars, Warhole invite les trois - Quatre ? - à déjeuner au-dessus de Paris, prépare le clou de son spectacle, son Grand Œuvre à une échelle qui dépasse l’entendement. Bilal fait même preuve d’un humour assez décalé : « Nike Hatzfeld serait en vie sur la planète Rouge ! N’oublions pas d’y croire : confirmation des petits hommes verts en attente. » Et dire que tout cela n’est peut-être que le fruit de l’imagination…
Nul doute que l’exercice donnera lieu à noircissage de papier, à « glosage », à papotage en tout salon bédéphile. Le Quatre ? mérite son point d’interrogation. Parce que force est de constater que Bilal reste dans la droite ligne de ses ruptures, proposant une fois encore à ses lecteurs de relire l’histoire récente ou très proche dans le futur. Il soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses, il sème le trouble. Jusqu’à l’apothéose finale. Grandiose. Parce que « si les monstres s’adonnent à la rédemption, alors… », alors, tout est possible. Et pas de raison de gâcher son plaisir : que l'on apprécie ou non le scénario ou les thématiques actuels de Bilal, picturalement parlant, c’est toujours aussi bon.