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Entretien avec Philippe Francq

Philippe Francq © Marc Carlot
Philippe Francq © Marc Carlot / Auracan.com

Rapidement prometteur dans ses collaborations avec Bob de Groot et Francis Delvaux, le talent de Philippe Francq a véritablement explosé en lançant avec Jean Van Hamme la série Largo Winch.
Nous vous proposons ici une interview réalisée en 1996. On y découvre la méthode de travail des 2 auteurs et la genèse de la création de ce best-seller de la bande dessinée d’aventure.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Jean Van Hamme ?
Lorsque je travaillais sur Léo Tomasini, il m'arrivait régulièrement de manquer de scénario. Je me retrouvais ainsi au "chômage technique". Pour palier à ce problème, j'avais envie de démarrer une nouvelle série avec un autre scénariste qui aurait un peu plus le temps de me fournir des pages. Je savais que Duchâteau travaillait beaucoup et parfois avec de jeunes dessinateurs. A l'époque, je me disais que peut-être un scénariste me contacterait. Mais rien... Alors, prenant mon courage à deux mains, j'ai téléphoné à Jean Van Hamme. Nous nous sommes fixés rendez-vous. Et quelques jours plus tard, je sortais de chez lui avec les romans Largo Winch sous le bras. À ce moment-là, Dargaud a fait la grande épuration de son catalogue en y supprimant toutes les séries "non commerciales", c'est-à-dire toutes celles qui n'atteignaient pas les 15.000 albums vendus. Léo Tomasini est donc passé à la trappe et j'ai commencé à travailler avec Jean. Nous n'avons pas été voir chez Dargaud évidemment... (Rires). Et Duchâteau ne m'a jamais appelé... (Rires).

Des Villes et des Femmes T1
Des Villes et des Femmes T1
© Francq - De Groot / Dargaud
Léo Tomasini T2
Léo Tomasini
T2: Et Rops-la-Boum
© Francq - Delvaux / Dargaud

Finalement, vous auriez pu travailler avec Duchâteau aussi puisque vous n'aviez plus Léo Tomasini...
Duchâteau animait déjà beaucoup de séries et une de plus pour moi, cela risquait de devenir beaucoup pour lui. J'avais envie de travailler avec quelqu'un qui n'ait pas trop de séries de sorte qu'il ait du temps à passer avec son dessinateur. La première personne pour laquelle je travaille, c'est tout de même mon scénariste. C'est très important que l'on soit sur la même longueur d'onde et que rien ne soit laissé au hasard. Avec Jean, cela se passe comme ça. Quand je l'appelle, il a le temps de m'écouter.

Lui montrez-vous vos planches au fur et à mesure ?
Toujours. Chaque fois que je termine le crayonné d'une planche, je lui en envoie une photocopie avant de l'encrer. Ainsi, s'il y a quelque chose à modifier, il est toujours temps de changer.

Lui arrive-t-il de demander des modifications ?
Cela arrive. Ce n'est absolument pas dérangeant car nous avons le même objectif : obtenir l'album le meilleur possible. C'est dommage de se rendre compte à la sortie de l'album que l'on aurait dû modifier tel personnage ou telle attitude. Jean est fort exigeant sur ces points, mais moi aussi. De plus, maintenant que Largo Winch est tiré à autant d'exemplaires, il vaut mieux que cela soit réussi du premier coup.

Qu'est-ce qui vous a séduit dans le projet Largo Winch ?
J'avais été chez Jean pour qu'il m'écrive un scénario d'aventures. Par là, j'entendais aventures en milieu naturel, forêt, désert, montagne, etc... Je suis venu à la bande dessinée pour dessiner ce genre de truc. Je suis un lecteur d'Hermann. Je n'ai donc pas dit "oui" tout de suite. Mais Jean m'a convaincu, que l'aventure ne pouvait plus se raconter de la même manière à notre époque. Il faut un point de départ : les villes. Finalement, cela ne me dérange pas à partir du moment où il y a des échappatoires de temps en temps. Je m'y suis fait car le scénario est intéressant et les événements qui motivent les personnages sont attractifs. Et puis, chaque album compte ses x pages qui se situent dans un autre lieu que les villes. Dans le premier, il y avait la Turquie, le deuxième, l'île de Sarjevane, dans le troisième le château-fort...

Largo Winch : Business Blues
Largo Winch : Business Blues
un roman de
Jean Van Hamme © Van Hamme
Mercure de France

Qu'est-ce qui vous a plu particulièrement à la lecture des romans ?
C'est cette variété de situations. On est rarement cinq pages au même endroit. On est deux pages à New York, puis on se retrouve à des milliers de kilomètres de là. C'est également lié au fait qu'il s'agit d'une histoire contemporaine. Le téléphone en particulier permet de suivre en parallèle un dialogue entre deux personnes qui se trouvent dans des endroits très éloignés et très différents. Cela permet de changer de décor promptement. L'action peut ainsi évoluer plus rapidement. Cela ne serait pas vrai dans un récit qui se déroule au Moyen-âge, dans un western ou dans une histoire d'héroïc-fantasy. Car les moyens de communications -le bateau, le cheval, la marche...- sont plus lents, les nouvelles circulent moins vite. Ce qui ralentit le rythme de l'histoire.

Après Bob de Groot pour Des Villes et des Femmes et Francis Delvaux pour Léo Tomasini, Jean Van Hamme est votre troisième scénariste. Ils ont tous les trois des méthodes de travail fort différentes. Comment avez-vous perçu cette différence ?
Bob de Groot est un grand professionnel du scénario humoristique, mais sa méthode de travail pour le scénario réaliste ne me satisfaisait pas complètement. En fait, j'étais là quand il écrivait le scénario, donc cela me faisait perdre du temps.
Évidemment, question perte de temps, avec Delvaux, c'était bien pire car lui ne me fournissait pas de scénario du tout ! Il m'arrivait de tourner en rond pendant un mois et demi sans avoir la moindre planche à dessiner.
Van Hamme, c'est la "Rolls" des scénaristes. Il écrit le scénario dans son coin. Et le travail terminé, je reçois les 46 pages de l'histoire d'un bloc. Cela me permet de planifier mon année. C'est important. Jean ne se moque pas de ses dessinateurs.

Quelle impression cela vous a fait de passer d'une série avec des ventes assez faibles à un Largo Winch qui, dès le premier titre, s'est vendu à plus de 50.000 exemplaires ?
C'est le scénariste qui fait la différence, c'est aussi simple que cela. (Rires). Bien sûr, j'avais quand même un peu évolué par rapport à mes albums précédents mais ce n'est pas cela qui a fait la différence. C'est le scénariste avant tout.

Jean Van Hamme vous décrit comme quelqu’un de méticuleux sur les décors. Pour vous, est-ce un plaisir que d'habiller les cases avec des décors assez fouillés ?
Bien sûr, sinon je ne le ferais pas. Mais je ne mets pas de décor partout. Pour certaines cases, le décor est complètement gommé. Cela ne sert à rien, sinon à boucher l'image, de dessiner le papier peint lorsqu'on a un gros plan de personnage par exemple. Par contre, lorsqu'on introduit le personnage dans un lieu inconnu, je prends le temps qu'il faut pour dessiner de grandes images très fouillées. Cela donne de la crédibilité à la scène qui doit suivre. C'est vrai que je m'amuse énormément en dessinant cela.

Aventures Birmanes
sérigraphie Aventure Birmane © Francq - Van Hamme / Champaka - Dupuis

Vous effectuez régulièrement des repérages surplace pour Largo Winch ?
Jean m'avait dit que je devais absolument aller à New York. Effectivement, en lisant le scénario, je me suis rendu compte qu'il y avait pas mal d'endroits différents à dessiner. J'ai donc passé une semaine à New York et j'ai pris plus de mille photos. Idem pour Amsterdam d'où j'ai également ramené un millier de clichés. Sur toutes ces photos, j'en ai peut-être utilisé une trentaine. Les autres servent à se mettre dans l'ambiance. Pour la Birmanie, je n'ai pas été sur place. Mais ça ne m'empêche pas de dessiner. Jean m'a donné une cassette vidéo qu'il y a tournée lors de vacances. J'ai également quelques reportages qui proviennent de la télévision, trois bouquins. C'est suffisant. La Birmanie n'est pas un pays trop connu. Et le récit ne se passe pas dans les villes. Il y a bien quelques vues de Rangoon, mais le reste se situe dans la jungle. La documentation est particulièrement utile pour les décors de villes, les véhicules (voitures, avions, bateaux..).

Largo Winch - sérigraphie Champaka
sérigraphie Le Bouddha et l'aventurier
© Francq - Van Hamme / Champaka - Dupuis

Dans Largo Winch, les femmes occupent un rôle important. C'est un hasard ou Jean Van Hamme en a-t-il rajoutées sachant que tu savais bien les dessiner?
Quand on lit les romans, on se rend compte que les femmes y ont des rôles importants. Les femmes n'y sont pas des simples "James Bond Girls". Dans XIII, on a exactement la même chose : Jones a une importance quasi égale au héros. Les femmes amènent un peu de piment à l'histoire. C'est vrai que j'aime bien les dessiner.

Physiquement, le Largo Winch que vous avez créé est assez différent de celui des romans...
Oui. Le personnage est décrit dans le premier roman. On était en 1976, l'époque post '68, un peu baba cool. C'était la fin de la période "cheveux longs". Cela se ressent dans les romans. Largo avait été au Tibet et y avait été initié à diverses pratiques. Jean ne souhaitait pas intégrer cet aspect dans la bande dessinée. Il voulait garder une espèce de sagesse du héros mais qui lui aurait été plus naturelle. Il fallait aussi éliminer ce côté "cheveux longs" qui ne correspondait plus à l’époque. Pour le côté aventurier, les baskets et le jeans suffisaient. Je ne me suis pas du tout soucié du personnage des romans. J'ai juste gardé la couleur de ses yeux. Jean voulait qu'il ait quelque chose de fragile dans le visage. C'est pourquoi j'avais pensé un moment le dessiner avec des lunettes. Mais je me suis dit que cela allait être encombrant. Chaque fois qu'il y aurait une scène d'action, il les casserait. Largo n'est pas Jérôme Bloche... Finalement, Largo est surtout fragile dans sa manière d'agir, pas dans son physique. Il a des sentiments. Quand le premier album est sorti, les critiques se sont demandés s'ils avaient affaire à un nouveau Rambo car il y avait énormément d'action. Mais dès le deuxième, Jean a mis les choses au point en situant le caractère de Largo par le biais de plusieurs flash-back. Simon, quant à lui, est beaucoup plus primaire. Tant qu'il a de la bière, des filles, une caisse qui tire et qu'il rigole...

Pour créer vos personnages, vous vous inspirez du cinéma, je crois. Qui a servi de modèle pour Largo ?
À la base, j'étais parti du visage de Kurt Russel. Mais il paraît qu'un chanteur de groupe rock ("Aha") lui ressemble énormément.

Pourquoi partez-vous d'acteurs de cinéma?
Quand Jean écrit son scénario, il décrit un personnage et il me donne assez souvent une référence cinématographique. Le casting est alors plus aisé. Lorsqu'on fait référence à un acteur, on se rappelle les films dans lesquels il a joué. C'est plus clair qu'une longue description. Ainsi, dès que j'ai le "modèle", je peux faire l'étude du personnage en dessin. Pour les femmes, en général, Jean ne me donne que peu d'éléments : l'âge, la couleur des cheveux, le rang social. Ainsi, Marylin est une petite roulure de secrétaire qui ne pense qu'à charmer son patron. Pour la Baronne Solange Van den Berg, rien que le titre amène une certaine élégance, une certaine attitude...
Mais comme je le dis toujours, j'ai beau dessiner le personnage, s'il n'y a pas un dialogue adapté, personne n'y croira. Van Hamme fournit là un grand travail. Chaque personnage a une manière propre de parler. Il n'y a pas d'uniformisation des dialogues. C'est pensé en fonction du personnage. Par exemple, Simon est le seul personnage qui tutoie Largo. Tous les autres le vouvoient. Même les femmes... Même celles qui couchent avec lui. (Rires).

Philippe Francq et Largo Winch
Philippe Francq visitant l'exposition L'univers de Largo Winch
à l'Abbaye Saint-Gérard de Brogne en 2005
© Marc Carlot / Auracan.com

Les couvertures des Largo Winch sont assez particulières. Elles sont assez dépouillées. Jean Van Hamme intervient-­il dans ce choix ?
Les couvertures que j'avais réalisées précédemment pour mes autres séries étaient peut-­être de bonnes images, mais des mauvaises couvertures. Une couverture doit se remarquer du premier coup d'œil. Lorsque nous avons démarré la série, notre premier album sortait en novembre, le pire des mois pour sortir une nouveauté. Nous allions être noyés dans les XIII, Thorgal et toutes les grosses productions des éditeurs. Nous avons donc cherché quelque chose pour nous faire remarquer. Nous avons opté pour une couverture blanche car c'est relativement rare. Cela permettait de mettre Largo bien en évidence. Évidemment, Dupuis y a rajouté par dessus une bande rouge avec "par le scénariste de XIII et Thorgal"...
Nous avons poursuivi dans le même esprit pour les albums suivants. Le problème est de trouver un élément différent à chaque fois: un personnage assis, un personnage debout... Pour la première fois, Simon apparaîtra en couverture. II ne faut pas s'attendre à y trouver une scène d'action. Ce doit être un point d'interrogation sur le contenu du bouquin. Jean attache beaucoup d'importance à la couverture, c'est pourquoi je lui envoie mes crayonnés préparatoires afin qu'il me donne son avis.

Comment décririez-vous Jean Van Hamme ?
Jean Van Hamme est un homme qui n'a pas l'air de ce qu'il est. Au départ, j'en avais un peu peur. Il m'impressionnait. Quand on ne le connaît pas, il donne de lui une image fausse. II prend un air froid, détaché. A partir du moment où on travaille avec lui, on découvre quelqu'un de très attentif et de beaucoup plus humain qu'il n'y paraît.

Propos recueillis par Marc Carlot en 1996
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Entretien publié dans Auracan n°13 - mars-avril 1996

© Marc Carlot / Graphic Strip 1996 - Auracan.com 2008
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Marc Carlot
10/11/2008