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Entretien avec Maryse et Jean-François Charles

"Il est temps de nous tourner vers d'autres histoires..."

Chaque série, ou presque, de la bibliographie de Maryse et Jean-François Charles correspond à un coup de coeur pour un pays, son histoire, sa culture et ses richesses. India Dreams y occupe une place toute particulière. Au point de s'être décliné en deux cycles.

Le Regard du Vieux Singe et Le Joyau de la Couronne (Casterman) récemment parus marquent l'étape finale de ce voyage de près de 15 ans. Alors que les auteurs travaillent déjà à un autre projet, ils reviennent avec nous sur ce voyage aux Indes, plein de contrastes, et sur la manière dont ils l'ont abordé.

Alors que se clôture India Dreams, quel est votre ressenti par rapport à cette série ?

Jean-François Charles : Je dirais que la boucle est bouclée, nous sommes contents d'avoir pu répondre à toutes les questions laissées en suspens, mais c'est encore très frais et je pense qu'avec davantage de recul, mon regard sera différent. L'Inde, cette fois, pour nous c'est fini et je ne pense pas que nous y reviendrons. Pratiquement, il y a une énorme documentation qui quitte mon bureau et qui rejoint le grenier. N'oublions pas qu'il s'agit tout de même d'une aventure de 15 ans. À la fin du premier cycle, on ressentait une vraie nostalgie, un manque, et c'est ce qui nous a amenés à en entamer un deuxième. Aujourd'hui c'est différent, pour ma part je ne ressens plus ce manque et il est temps de nous tourner vers d'autres histoires, d'autres régions ou pays. Mais cet univers nous a passionné...

Maryse Charles : Au départ d'une histoire, pour appréhender son univers et le pays dans lequel elle se déroule, j'ai l'impression que l'on ne dispose que de quelques mots. Puis on lit, on s'informe, on se documente, on apprend de plus en plus de choses qui, à leur tour, vous conduisent à d'autres choses... Et de ce côté, l'Inde constituait un très gros morceau, avec une énorme masse d'informations tant au sujet de son histoire que de sa géographie ou sa religion.


India Dreams contient son lot de drame et de violence, mais on retrouve cependant une sensation de douceur dans la narration, dans le rythme que vous lui donnez...

JFC : On nous fait parfois cette remarque... Peut-être notre façon de vivre se répercute-t-elle dans notre travail ? Un récit à caractère historique peut difficilement éviter la violence. Personnellement je trouve une forme de plénitude dans mon travail, et peut-être que le scénario de Maryse démontre une autre facette, plus féminine...

MC : Je crois que le caractère et la façon de penser doivent forcément avoir un impact sur ce que l'on écrit.

S'agit-il aussi d'une manière de transmettre ce que vous avez ressenti en Inde ?

JFC : Indirectement, sans doute. J'essayais de m'imprégner au maximum d'images, des paysages et des couleurs, et ça conduit à une espèce de paix. Par ailleurs on peut percevoir une spiritualité très présente. Quand on voit des pratiquants de la religion Jaïn se déplacer très lentement en pleine rue, la bouche fermée, en regardant vers le sol, et ce pour ne pas écraser ou avaler un insecte, car leur foi implique un respect impérieux de toute vie, il est difficile d'y être indifférent.

MC : Et il y a l'idée de réincarnation, très présente. Chaque acte peut avoir des conséquences sur celle-ci... La frontière entre la vie et la mort n'a pas la même signification que dans nos sociétés occidentales, et en étant là-bas, on ne peut pas vraiment rester à l'écart de ces idées, de ces croyances...

Les voyageurs évoquent parfois le « syndrome de l'Inde », ils en reviennent enchantés ou choqués, il semble que vous ayez opté pour la première possibilité...

JFC : Pas vraiment, car il m'a fallu pas mal de temps avant d'avoir « digéré » le voyage ! Beaucoup de choses m'ont choqué, dont la misère qui est le quotidien de beaucoup. Puis ça décante, on lit pour comprendre, pour accepter une mentalité différente de la nôtre, on prend de la distance avec une vision au premier degré, on est interpellé.. Et quelque part c'est ce qui nous fascine.

MC : Je pense que si on veut comprendre, ne fût-ce qu'un petit peu, l'Inde dans toute sa diversité, mais aussi dans ses énormes contrastes et ses paradoxes, il est vraiment indispensable de mettre de côté ses préjugés. Tout y est tellement différent de ce que nous connaissons...

JFC : Pour l'anecdote, India Dreams bénéficie d'une traduction en anglais auprès d'un éditeur indien. Il m'a demandé de flouter tous les nus. Pourtant, l'Inde n'est pas avare d'érotisme, et on connaît notamment le fameux temple de Khajurâho... Oui, mais les statues de celui-ci mettent en scène des divinités indiennes, et pas des humains. Les personnages d'India Dreams sont humains, pas question de les représenter de cette manière !

De manière plus générale, on retrouve dans India Dreams une forme de romanesque et de romantisme peu présente dans la BD actuelle...

JFC : On aime ça, tout simplement. On aime le cinéma de David Lean, par exemple. Et ça se marque auprès de notre lectorat. En séances de dédicaces, nous rencontrons un public généralement très calme, qui aime parler et se promener dans le dessin des albums.

MC : Et de nombreuses lectrices ! En BD, les dames et demoiselles font souvent la file, en dédicaces, et demandent un dessin pour leur époux ou leur frère. Ici ce n'est pas le cas. Elles nous parlent d'India Dreams, connaissent la série et nous demandent quelque chose de personnalisé !

Comme pour le premier cycle avec Trois Femmes, Le Joyau de la Couronne, mi art-book, mi-livre illustré vient compléter la BD. Pourquoi cette démarche ?

MC : Pour nous, c'est une sorte de récompense, qui nous laisse beaucoup plus de liberté que les cases. On y glisse ce qui n'a pas pu être dit en BD, dans la continuité du voyage. Transmettre le contenu du Joyau de la Couronne, et notamment la description des sentiments des personnages sous forme de BD aurait, à mon sens, demandé plusieurs albums supplémentaires.

JFC : Ca répond aussi à des envies de dessin. Il y a des sujets que j'avais envie de dessiner qui ne pouvaient pas forcément s'inscrire dans le déroulement du scénario, ou des dessins auxquels je voulais accorder un plus grand format. Mais ces albums se rattachent complètement à la série, comme l'indiquent leur présentation et leur numérotation. Ce ne sont pas des art-books indépendants.

Le rendu des couvertures du Regard du Vieux Singe et du Joyau de la Couronne est différent de celui des autres albums de la série. Pastel plutôt qu'aquarelle ?

JFC : Bravo ! Il s'agit effectivement de dessins travaillés aux pastels à l'huile avec de la térébenthine. J'adore ces pastels. Ils permettent d'obtenir des tons impossibles à atteindre à l'aquarelle ou à l'acrylique. J'ai découvert cette technique de retour d'un voyage en Italie, j'ai réalisé quelques paysages de Toscane et ça m'a beaucoup plu. Mais je les emploie en les économisant, car j'aurais peur de m'en fatiguer. En BD, ils m'ont servi pour les couvertures des Intégrales des Pionniers du Nouveau Monde et la couverture de L'Herbe folle (Glénat).

Quand vous évoquiez, en début d'entretien, le transfert de la documentation vers le grenier, on imagine aussi, vu votre investissement dans le travail, que passer d'une série à une autre constitue à la fois un énorme contraste et, d'une certaine manière, une remise en question...

JFC : Complètement, et on le vit aujourd'hui en entamant le travail sur un autre projet, un autre univers, celui de la Chine des années 20'. Nous avions envisagé de nous y rendre, mais plus rien, dans la Chine d'aujourd'hui, ne témoigne de cette époque. J'ai commencé le dessin, je me motive, mais il s'agit d'un autre univers, avec un art différent, des couleurs plus ternes et des mentalités très différentes. Et je pense qu'inconsciemment cela aura un impact sur mon graphisme.

MC : À nouveau, nous redémarrons avec quelques mots. La base du scénario est bouclée, nous nous sommes isolés pendant une douzaine de jours pour y travailler. Historiquement c'est passionnant, mais très complexe aussi. Nous entamons un nouveau voyage, et nous espérons que nos lecteurs apprécieront cette destination.

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Pierre Burssens
05/12/2016