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Entretien avec Flore Balthazar

"J’avais envie de lui donner la lumière qu’elle mérite..."


Marcelle (Tantelle) et Flore Balthazar

Comment vit-on lorsqu'on est une femme belge sous l'occupation allemande ? C'est ce que vont apprendre Marcelle et Yvette, deux filles de La Louvière (une ville située à 50 km de Bruxelles, à mi-chemin entre Mons et Charleroi) au cours de ces longues années de guerre. Aux côtés de leurs frères et de leurs parents, elles grandiront jusqu'à devenir peu à peu des femmes soucieuses de préserver leur monde, des "Louves" prêtes à se battre pour vivre et à vivre pour être elles-mêmes. Si la Seconde Guerre mondiale a laissé d'innombrables séquelles sur les corps des soldats, elle a aussi infligé son lot de tourments au coeur des femmes à l'arrière du front. Flore Balthazar dépeint leur existence dans cette fresque hautement symbolique inspirée de l'histoire de ses proches. On tremble, on respire, on s'émeut avec elles, au quotidien rythmé par des escarmouches ou des moments durs, des frémissements discrets de résistance ou des coups d’éclats vibrants de patriotes.  Flore Balthazar signe, avec Les Louves  (Aire Libre - Dupuis) un récit d’une grande justesse, basé sur le journal de son aïeule Marcelle Balthazar, dite Tantelle

Comment en êtes-vous venue à évoquer ce pan de votre histoire familiale en BD ?

Flore Balthazar : Au départ, mon éditeur José-Louis Bocquet, qui a des racines louviéroises et connaît un peu ma famille, aurait aimé que j’évoque plutôt mon grand-oncle André Balthazar, un écrivain proche des surréalistes belges, qui a fondé, avec Pol Bury, la revue et les éditions Daily-Bul attachées au mouvement CoBra. Mais j’avais beau y réfléchir, ça ne me parlait pas vraiment et le déclic ne se produisait pas. Finalement, c’est lors d’un trajet en train que l’idée de revenir sur ces souvenirs de guerre, qu’on me racontait quand j’étais petite et qui, quelque part, complétaient mais se différenciaient aussi de ce que je voyais à la télé m’est venue. J’ai proposé ce projet et il a été accepté. La base de l’histoire des Louves dont je disposais était le journal de ma grand-tante, Marcelle Balthazar, Tantelle.

L’album compte plus de 180 planches, imaginiez-vous aboutir à une pagination aussi importante ?

Franchement non. Pour moi c’est un grand changement. Mon album consacré à Frida Kahlo (scén. Jean-Luc Cornette – Delcourt) comportait 120 pages, mais là, pour un projet solo, je passe pratiquement de scénarios de 10 pages pour l’hebdo Spirou à 180 pages de roman graphique…  Chaque album représente un challenge, mais celui-ci était très particulier.

On y découvre une évolution de votre dessin. S’agit-il d’un choix ?

Non, ce n’est pas réfléchi. Je pense que c’est venu assez naturellement. Je me suis davantage concentrée sur l’approche narrative. Dans mon dessin, je ne me considère pas comme une virtuose et ma préoccupation est surtout d’arriver à exprimer des émotions.

Combien de temps avez-vous consacré à ce projet ?

Avec le synopsis et les recherche ça fait trois ans de boulot. J’avais en tête une publication en 2017 mais il a été assez rapidement question des 30 ans d’Aire Libre, et donc de 2018. Ceci me laissait plus de temps et de possibilités alors que je voyais les pages qui s’accumulaient, et à l’arrivée cette année supplémentaire n’a vraiment pas été de trop.

A partir du moment où vous choisissez d’évoquer votre famille, vous acceptez aussi de dévoiler certaines choses. Comment avez-vous abordé cet aspect ?

Je devais repousser une certaine pudeur naturelle (rires) ! En Belgique, j’ai l’impression que nous sommes assez marqués par l’Angleterre. Il y a des choses dont on ne parle pas, ou alors, à l’inverse, on explose toutes les limites. Pour Les Louves, je devais trouver un juste milieu. Et j’ai, dès le départ, voulu associer Tantelle au processus de création et de réalisation de la BD. On a beaucoup discuté de l’esprit de l’album. Je lui ai d’abord demandé si ça ne la dérangeait pas, et au contraire, elle a manifesté directement son enthousiasme et s’est impliquée dans le projet. Elle a lu et relu le scénario, m’a fait part de certaines remarques dont j’ai tenu compte, car je ne voulais absolument pas que tel ou tel élément puisse la gêner dans le récit. Le respect des faits et des personnes était une priorité évidente.

Quelle est la part de fiction dans votre récit ?

J’ai respecté au maximum le journal de Marcelle Balthazar, y compris dans les dialogues. Mais il s’agit forcément d’une adaptation. J’ai tenté d’être la plus fidèle possible à l’aspect « famille » mais j’ai élargi mon propos à d’autres faits, davantage transformés, qui pouvaient encore enrichir le sujet et montrer quels rôles avaient été ceux des femmes pendant la guerre. Ainsi, le personnage de Marguerite Clauwaerts, la résistante, est inspiré de Marguerite Bervoets, une figure de la résistance bien connue en Belgique, et qui était originaire de La Louvière.

A la lecture des Louves, on est surpris par le contraste entre les grands événements historiques, connus, et, malgré tout, la dimension « vie quotidienne » qui doit continuer, et qui, finalement, est un sujet assez peu abordé en BD…

Ces deux aspects font partie du monde, et se côtoyaient pendant cette période. Mais les Louves, c’est aussi l’histoire de 5 enfants et de leurs parents qui doivent vivre malgré cela. L’angoisse de la guerre constitue au départ un bruit de fond. Puis les choses se précisent, se rapprochent et le quotidien devient de plus en plus difficile, avec les restrictions, la quasi absence de moyens de communication et d’information…

Avez-vous découvert certaines choses que vous ignoriez pendant la réalisation de l’album ?

Pas au sujet de ma famille, je n’ai pas trouvé de cadavres dans les placards. Mais j’ai appris beaucoup sur la Belgique en guerre. On a une vision très française de la deuxième guerre mondiale, or certaines choses étaient assez différentes chez nous. J’ai découvert certains aspects qui chatouillent un peu notre patriotisme, comme le rôle du speaker de radio Londres, qui a d’abord donné confiance à la résistance passive, puis en France et à Churchill, avec le fameux symbole du V de la victoire…  Il y a aussi l’histoire du seul convoi de déportés attaqué par la résistance, il s’agissait de résistants belges qui sont parvenus à libérer quelques personnes… Celle de ce pilote belge, engagé dans la RAF et qui a détourné son avion pour mitrailler l’immeuble de la Gestapo à Bruxelles… Il s’agit d’éléments que l’on ne connaît pas assez dans notre petit pays.

En tant que femme, vous êtes-vous sentie plus proche de ces femmes en guerre ?

Je n’y ai pas réfléchi. Vu mon sujet, ça m’a semblé assez naturel. J’avais l’impression que Tantelle, qui nous racontait tellement de choses quant à cette période, était quelqu’un qui était toujours resté un peu en retrait. J’avais envie de lui donner la lumière qu’elle mérite, et c’était vraiment important pour moi de pouvoir le faire.

Vous avez évoqué les 30 ans d’Aire Libre. C’est important que Les Louves soient publiées sous ce label ?

Au départ, je n’avais pas compris que l’éditeur avait cette intention. C’est important mais aussi très impressionnant. Aire Libre a été un précurseur du roman graphique, et au cours de l’élaboration des Louves, on a notamment étudié le format auquel allait être publié l’album…  Ca m’a rassuré progressivement. Ado, j’avais pas mal d’albums Aire Libre…  Oui, c’est le top, la classe !

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Pierre Burssens
06/03/2018