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Entretien avec Daniel Casanave

"Nous participons à un media qui évolue et se réinvente continuellement"

Quelques mois seulement après Nerval, l'inconsolé (scén. David Vandermeulen - Casterman), Daniel Casanave signe MeRDre-Jarry, le père d'Ubu, sur un scénario de Rodolphe dans la belle collection Ecritures (Casterman). Un pont supplémentaire entre BD et littérature pour le prolifique dessinateur dont la bibliographie associe régulièrement ces genres que l'on a longtemps opposé. Une démarche que Daniel Casanave, par ailleurs scénographe, nous explique.

Votre tout premier album était l’adaptation d’Ubu Roi en BD. Aujourd’hui, vous signez  MeRDrE- Jarry, le père d’Ubu. La boucle est bouclée ?

Daniel Casanave : En quelque sorte, oui. Avec Rodolphe (scénariste), nous avions envie de sortir Alfred Jarry de l’ombre d’Ubu. En effet, on retient essentiellement de lui cette création, or l’œuvre de Jarry est nettement plus vaste, elle occupe tout de même trois volumes de la Pléiade, même si, reconnaissons-le, les écrits qui la composent sont de qualité inégale. Et derrière l’œuvre, on connaît peu l’homme…

En lisant votre album, on découvre une vie que, cent ans plus tard, on aurait pu qualifier de très rock’n’roll…

Complètement !  Il s’agit d’un précurseur, il est mort jeune, on l’a oublié, mais c’était un personnage assez arrogant, avec un gros penchant pour l’alcool, une relation assez particulière aux armes…pour l’époque c’était un vrai punk !  Mon album précédent, scénarisé par David Vandermeulen, était consacré à Nerval. Les deux hommes se sont croisés, pas côtoyés. Mais Nerval voulait faire bouger la littérature, alors que Jarry, lui, fonçait dedans avec la délicatesse d’un démolisseur ! On lui en veut peut-être même encore. André Gide le détestait, il voyait en lui quelque chose de néfaste pour les lettres françaises, pas moins, et il en a brossé un portrait très peu flatteur…

D’Ubu Roi à ce nouvel album, votre parcours de dessinateur croise souvent la littérature…

Mais je suis venu tard à la BD. Avant, mon univers c’était le théâtre.  Quand j’ai travaillé sur l’adaptation d’Ubu Roi, nous voulions montrer que, finalement, la trame d’Ubu Roi était proche de celle du Mc Beth de Shakespeare, mais en nettement plus drolatique ! Quant à la collection Romantica, créée à l’initiative de David Vandermeulen, je pense qu’elle a illustré que la BD pouvait tout se permettre. A un moment, il y a eu une mode pour l’adaptation de classiques de la littérature en bande dessinée, or les auteurs sont souvent bien moins connus que leurs œuvres, et nombre d’entre eux ont eu des vies suffisamment intéressantes et mouvementées pour en faire des personnages de BD.

Pensez-vous que c’est votre passage par la case « théâtre » qui a conditionné ces choix ?

Peut-être, mais inconsciemment, alors…  Je reste persuadé que l’on peut parler de tout en BD. Regardez ce que nous avons fait avec Hubert Reeves dans La petite bédéthèque des savoirs ou avec Hubert Reeves nous explique…(Le Lombard) . Autrefois le documentaire passait mal en BD, actuellement on lui trouve une nouvelle approche. J’en discutais il y a peu avec les auteurs des Enfants de la résistance, et nous mesurions combien nous participons à un media qui évolue et se réinvente continuellement. Pour la petite bédéthèque des savoirs, David Vandermeulen voulait inaugurer la collection avec un scientifique ultra-célèbre. Le choix d’Hubert Reeves était assez évident, il est à la fois très connu et très sympathique. Il ne connaissait pas du tout le monde de la BD, mais il s’est rapidement pris au jeu, et travailler avec lui est devenu un plaisir total. J’ai beaucoup de chance de faire ce métier !

Comment s’est établie votre collaboration avec Rodolphe pour MeRDrE- Jarry, le père d’Ubu ?

Nous avons travaillé de manière très cool. Nous nous étions rencontrés quand j’ai publié Ubu roi aux éditions les 400 coups, et depuis lors nous nous croisions régulièrement lors de festivals, salons etc. Quand Rodolphe m’a proposé ce sujet, j’ai dit oui tout de suite…  Avec Jarry, on retrouvait, quelque part, une commune passion de jeunesse. Rodolphe est, lui aussi, très attaché à la littérature, et il est possible que nous travaillions ensemble sur d’autres projets.

Quelques planches de l'album mettent Ubu en scène. Leur trait est très différent de celui des autres. S’agit-il de dessins issus de votre premier bouquin ?

Pas du tout, non.  J’ai essayé de retrouver l’imagerie d’époque qui tournait autour d’Ubu. Et plus largement, la réalisation d’un tel album exige logiquement un gros travail de documentation. Il y a un peu un mélange de tout ça, peut-être plus marqué car il s’agit d’un album en noir et blanc.

En même temps, on constate, comme dans de précédentes biographies d’auteurs en BD, que cette documentation n’est jamais écrasante, et que le récit reste très vivant…

Vous devriez en parler à mes scénaristes !

Sans doute, mais votre dessin y est aussi pour quelque chose, avec un côté très frais, léger…

Mais je vous l’ai dit, j’ai eu un retard d’allumage par rapport à la BD. J’y suis venu à près de 40 ans, et je crois que le côté spontané, instinctif de mon dessin et mû par une petite forme d’urgence. J'ai été influencé par l'illustrateur Beuville. Je ne me considère pas du tout comme un grand dessinateur, mais je bosse et je persiste à trouver cela très agréable, même s’il m’arrive aussi, parfois, de douter . La BD me procure la possibilité de réaliser une mise en scène personnelle dans un petit théâtre de papier, avec mes décors et mes acteurs !

Avec une programmation impressionnante ! MeRDrE-Jarry, le père d’Ubu est publié chez Casterman à peine quatre mois après Nerval l’inconsolé…  Dans un cas comme dans l’autre il ne s’agit pas de petites paginations, et le nouvel album est labellisé Ecritures, pretigieuse collection de romans graphiques…

Ah mais ça ne me dérange évidemment pas (rires), mais je trouve qu’on en fait un peu trop autour de ce concept de roman graphique. Je n’aime pas les cloisons, cette propension à regrouper les choses sous telle ou telle catégorie. Très franchement, en travaillant avec Rodolphe, je ne me suis pas rendu compte que je dessinais un « roman graphique », et j'avoue je m’en fiche un peu.  On m’associe à une BD dite moderne ou actuelle, mais je vais vous dire un truc : j’ai toujours été un fou de Franquin, et aujourd’hui, si je fais tout ça, c’est grâce à lui !

 

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Pierre Burssens
04/04/2018