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Entretien avec Jean-Marc Rochette

"Répéter un effort pour atteindre le sommet, ou pour boucler un album !"

De Grenoble à la Bérarde en mobylette. Des rappels tirés sur la façade du Lycée Champollion.
Avec l'exaltation pure qui tape aux tempes, quand on bivouaque suspendu sous le ciel criblé d'étoiles, où qu'à seize ans à peine on se lance dans des grandes voies. La montagne s'aborde comme une terre d'aventure, un royaume, un champ de bataille parfois. Car elle réclame aussi son dû et la mort rôde dans les couloirs glacés.
Avec Ailefroide altitude 3954 (co-scénarisé avec Olivier Bocquet), Jean-Marc Rochette nous livre le récit initiatique et autobiographique d'un gamin qui se rêvait guide. On connaissait le dessinateur du Transperceneige, il nous dévoile dans cet imposant roman graphique  une autre facette –ou devrait-on dire une autre paroi ?- de sa personnalité. Ailefroide est tout à la fois une célébration de l'alpinisme, une déclaration d'amour à la haute montagne et une leçon de vie. Et elle nous a permis de partager un fort beau moment avec Jean-Marc Rochette.

Comment s’est construit le projet d’Ailefroide altitude 3954 ?

Jean-Marc Rochette : Un peu par hasard. Il m’arrivait de raconter mes petites histoires de montagne à mon éditrice chez Casterman, Christine Cam, et c’est elle qui, la première, m’a dit qu’il y avait peut-être là un sujet de BD. Nous en avons reparlé plus tard, avec Olivier Bocquet avec qui j’ai fait Terminus, et peu à peu j’ai admis que cette matière était exploitable. J’étais assez hésitant au début, car ma crainte était que l’histoire se résume à une succession de petits exploits de grimpe. Mais d’autre part, Ailefroide altitude 3954 pouvait aussi me permettre de faire partager ma passion au plus grand nombre. Et ce dernier aspect l’a emporté !

Réaliser un tel album, c’était aussi, en quelque sorte, vous livrer…

Oui, mais ça ne me posait pas de problème. L’art c’est aussi s’exposer. Un peintre expose ses toiles, mais à travers elles c’est lui qui s’expose. Je pense que j’ai eu une histoire et des rapports familiaux assez universels et je n’ai pas ressenti d’impudeur à ce qu’ils soient mis en scène dans l’album.

L’album, imposant, compte près de 300 planches. Combien de temps vous a demandé sa réalisation ?

Environ un an et demi. Nous l’avons écrit en deux mois avec Olivier Bocquet, et le story board a demandé deux mois aussi. J’ai démarré le dessin avec de la documentation consacrée aux années 70’, avec des images des grandes voies, ensuite il a fallu que mes acteurs jouent juste… Et j’ai voulu traiter l’ensemble avec un dessin plus « brut » que le trait assoupli généralement employé en BD.

Quand on entend votre nom, on l’associe immanquablement au Transperceneige. Or on découvre dans Ailefroide altitude 3954 des paysages qui évoquent eux aussi un univers de SF…

En haute montagne, à partir de 3 000 m, il n’y a pratiquement plus de vie, plus de végétation, et certains décors évoquent facilement une autre planète. On se trouve un peu perdu au milieu de rien et ramené à des rapports extrêmes, la vie, la mort…  Chaque moment passé là peut réveiller le risque, mais il existe aussi une forme de poésie à accomplir cela.  En montagne, les gens sont généralement très prudents, mais malgré tout le risque existe, crevasses, chutes de pierres…

Peut-on tracer des parallèles entre la montagne et la BD ?

J’en vois davantage entre la montagne et la peinture. La verticalité, d’abord, celle de la paroi et celle de la toile. Il y a aussi une forme de prise de risque…social. La personne qui se lance dans une ascension s’investit, d’une certaine manière, dans quelque chose d’inutile, ou qui peut être perçu comme tel. L’acheteur d’une toile agit de façon assez similaire. Il y a une envie, un désir, mais est-ce utile ? Vient ensuite, éventuellement, le marché de l’art, mais là on touche à autre chose…  Avec la BD ? Un aspect répétitif peut-être, de case en case, progresser sans se déconcentrer, et retrouver cette concentration quand cela s’avère nécessaire. Répéter un effort pour atteindre le sommet, ou pour boucler un album !

A côté de celle de la montagne, Ailefroide altitude 3954 nous fait justement découvrir votre passion pour la peinture…

Cet aspect est un petit peu plus connu en France, mais je pratique la peinture totalement en amateur. Cela reste un jardin relativement secret et je ne cherche pas vraiment à en sortir. Peut-être plus tard, qui sait ? Mais en France la peinture est un art qui se trouve sous éteignoir. Quelques peintres très peu connus créent et en vivent…en donnant cours dans des écoles d’art !  Ou alors il s’agit plutôt de peinture décorative…

Dès la première planche de l’album, on vous retrouve, enfant, devant le célèbre tableau de Soutine le bœuf écorché. Peut-on parler de révélation ?

Complètement ! Ce tableau m’a littéralement fasciné. Et plus quand j’ai découvert la vie de Chaïm Soutine, son courage par rapport à sa passion m’a vraiment impressionné. Soutine a été expulsé de son milieu d’origine, il a vécu dans la misère à Paris et il a traversé à peu près toutes les épreuves de la vie pour pouvoir continuer à peindre, pour vivre sa passion…jusqu’à une mort terrible. Soutine ne faisait pas partie d’une école ni d’un mouvement, il allait même à contre-courant de ceux-ci et pratiquait un art sans concession. Pour moi c’est un héros, comme Lionel Terray l’est du côté montagne.

Et plus tard, on vous voit, en classe, confronté à Mondrian…

Ah oui, et là on entrait dans une forme de diktat y compris dans le domaine artistique, avec une espèce de « révélation céleste du carré » qui mettait dans le même sac la peinture et théorème de Pythagore ! Pour le gavroche de Grenoble que j’étais, il y avait vraiment quelque chose qui ne fonctionnait pas !

Quand, après vos ascensions et votre accident, vous vous rendez finalement en Californie pour gravir El Capitan dans le parc du Yosemite, et qu’au pied de la paroi vous renoncez, on imagine que prendre cette décision vous a demandé autant de courage que d’entamer cette grimpe...

J’ai pris conscience de l’absurdité de cette quête - la ! Avec les années, notre rapport à la montagne a évolué, et on a peu à peu augmenté le niveau du curseur de risque. Un solo, un solo hivernal, et puis quoi ? un solo sans chaussures ? Une ascension à poil ? Le courage est devenu morbide, et les courses en montagne se transforment en courses à la mort ! Pourquoi ? Récemment, un gars a annoncé son intention d’escalader El Capitan sans corde ni mousqueton…  900 m de verticalité ! Même le grand Reinhold Messner appelle aujourd’hui à un retour à la raison, et à retrouver la poésie et la beauté de la montagne. J’ai renoncé à Ailefroide de la même manière, un peu comme à une trop belle fille que l’on n’a jamais osé aborder au lycée. Mais je pense que c’est bien de l’avoir laissée, plus sain, sans doute plus poétique et…plus joli.

Mais la passion est toujours là…

Evidemment, les copains arrivent à la retraite, on part en montagne…mais en essayant de conjuguer passion et raison. Actuellement, j’ai une déchirure musculaire au bras. Je dois tenir compte que si la tête a toujours 20 ans, le corps, lui, en a 62 ! Faut pas oublier ça…  J’ai acheté une maison dans le massif de l’Oisans. Il était très à la mode dans les années 1910-1920…  Aujourd’hui il est redevenu très calme. Les choses ont changé, mais la montagne est restée. Je me promène, minuscule, dans un espace qui a trois millions d’années. On y mesure la puissance du temps…et ça donne à réfléchir !

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Pierre Burssens
30/04/2018