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Entretien avec Fabrice Le Hénanff

"Je voulais donner au lecteur l’impression d’être à la même table qu’eux..."

Wannsee, faubourg huppé de Berlin, le 20 janvier 1942. Quinze hauts fonctionnaires du Troisième Reich et de la SS participent à une conférence secrète organisée par Eichmann et présidée par Heydrich. En moins d'une heure trente cette réunion va constituer une étape décisive dans l’organisation et la réalisation de la Shoah et par la même occasion sceller le sort de millions de personnes. Avec son nouvel album sobrement intitulé Wannsee (Casterman), Fabrice Le Hénanff nous fait découvrir un sommet de l’horreur bureaucratique, traversé par les conflits d’intérêts et les luttes de pouvoir au sein de l’appareil politique nazi. L’auteur nous parle de cet album remarquablement réalisé, mais de la lecture duquel on ne sort pas indemne.

Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir à la deuxième guerre mondiale après Modigliani, prince de la bohème ?

Fabrice Le Hénanff : J’ai travaillé sur plusieurs projets qui n’ont pas abouti en compagnie de scénaristes, mais en parallèle je conservais dans mes cartons différents projets personnels. Wannsee en faisait partie. J’en avais parlé chez Casterman vers 2015 mais sans vraiment insister à l’époque, puis je m’y suis remis sérieusement en 2016 et mon éditeur s’est montré intéressé.

J’avais déjà traité de la deuxième guerre mondiale avec Ostfront et Westfront, mais je voulais en aborder un autre aspect avec la Shoah. Or la solution finale a été décidée et organisée officiellement lors de cette conférence de Wannsee le 20 janvier 1942. Qui y participait ? Qu’est-ce qui s’y est dit ? Je me suis penché sur le sujet, j’ai découvert qu’un protocole écrit de cette réunion existait, j’ai appris beaucoup de choses et, quelque part, ça comblait un vide dans ma connaissance de l’Histoire…

Même si on peut vaguement imaginer ce qui a pu s’y passer, votre album frappe par une description totalement glaçante de cet épisode aux conséquences abominables ?

Oui, parce que finalement, le lecteur assiste à une réunion qui ressemble à celle d’un Conseil d’Administration. Mais on remplace le prix du baril ou les stock options par le sort de toute une population ! Des éléments de la solution finale sont déjà en place, mais la conférence de Wannsee démontre, justement, en impliquant différents ministères, que l’on y travaille et que l’on est prêt à passer au stade industriel. Et cette réunion va sceller le sort de millions de personnes ! De plus, on en a une trace écrite, rédigée peu après en comité restreint, et aujourd’hui conservée à la villa qui est devenue un lieu de mémoire et d’enseignement.

Un rapport auquel vous avez eu accès ?

On le trouve notamment sur Internet. Je l’ai vu en deux traductions différentes, et je me suis fié à celle qui semble la plus fidèle.

Pendant plus de 80 planches, vous nous présentez le déroulement d’un huis-clos qui, en temps réel, a duré moins de deux heures. Un défi pour un auteur de BD…

Concrètement je me trouvais face à différents challenges. Je voulais que l’album comprenne, mot pour mot, l’intégralité du texte du protocole de la conférence. Celui-ci constitue en quelque sorte la colonne vertébrale, ou le « chemin de fer » du livre. Puis il y avait le huis-clos, et l’aspect statique d’une réunion rassemblant une quinzaine de personnages qui discutent autour d’une table. Enfin, même si ces 15 personnages ont, de sinistre manière, marqué l’Histoire, ceci s’est déroulé dans une culture du secret. Pour certains d’entre eux, je ne disposais que d’une ou deux photos. Or je devais pouvoir les mettre en scène tout au long du récit. Je voulais donner au lecteur l’impression d’être à la même table qu’eux, et de suivre leurs échanges, du début à la fin.

A l’arrivée, l’entièreté du rapport de la conférence de Wannsee se trouve bien dans l’album et je me suis adapté à la représentation des personnages. Pour l’aspect statique, j’ai joué sur les champs et contre-champs, les différents plans, des scènes de la Shoah et de ce qui était déjà en cours, des images extérieures de la villa…

Il y a aussi ce groupe de rats qui tente d’y entrer… Lui accordez-vous une symbolique particulière ?

Deux symboliques, en fait, mais elles sont liées…  L’image du rat était associée aux juifs par les nazis et leur propagande, comparant la population juive à des animaux nuisibles au plus haut point. Et de là découle évidemment, en BD, l’incontournable Maus, d’Art Spiegelman.

Une référence ?

Oui, et pour les lecteurs aussi. Pendant longtemps, quand on parlait de la première guerre mondiale en BD, c’était inévitablement Tardi qui venait à l’esprit. Pour la Shoah c’était Maus. Aujourd’hui d’autres albums sont apparus sur les mêmes thèmes. Pour ma part, je pense qu’il était intéressant de montrer les préparatifs de la Shoah, la mise en place de ses mécanismes en un one-shot. Je vois Wannsee comme une sorte de reportage, de BD documentaire, mais en essayant d’y immerger au maximum le lecteur.

Vous évoquiez une culture du secret. Est-ce pour cette raison que le mot évacuation apparaît de nombreuses fois dans l’album plutôt qu’extermination ?

Absolument. Mais ce sont les termes de la trace écrite de la conférence. Le texte a été rédigé par Eichmann, et très probablement édulcoré sous les ordres d’Heydrich.

Graphiquement, quelle technique avez-vous employé ?

J’ai choisi de pousser mon crayonné assez fort, puis de la couleur directe, et des jus colorés. Pratiquement pas d’encrage. J’avais fait un essai avec une colorisation classique, mais ça ne fonctionnait pas du tout. J’ai utilisé un papier de couleur crème, beaucoup de couleur rouge pour pouvoir développer des fonds sépia et bruns…

Vous traitez d’un sujet difficile, pénible. Comment avez-vous vécu la réalisation de l’album ?

C’était parfois très pesant. J’ai coutume de dire qu’un album de BD, on vit avec pendant toute sa réalisation, de la première ligne du synopsis jusqu’au dernier coup de pinceau de sa dernière case. Pendant tout ce temps, je me suis enfermé dans la même pièce que ces dirigeants nazis, et ça devenait oppressant. Heureusement, je suis revenu à autre chose, à d’autres couleurs. Mais j’ai appris beaucoup de choses avec Wannsee et je ne pense pas, par exemple, que je dessinerai encore de la même manière en BD.

En annexe au récit principal, vous nous livrez le portrait de ces hommes. Or on constate que la justice a tout de même été clémente avec nombre d’entre eux…

Je voulais raconter leur devenir après cette rencontre. Et c’est vrai que la plupart ont continué à mener une vie tranquille. Les plus impliqués, non, mais les autres sont restés des fonctionnaires, et effectivement la justice a été relativement clémente à leur égard. Ceci dit, le rapport de la conférence n’a été découvert qu’en 1947, et peut-être n’a-t-on pas pris pleinement conscience de son importance et de sa portée jusqu’au procès d’Eichmann en 1961.

Un album comme Wannsee, c’est une mise en garde ?

Traiter d’un tel sujet constitue toujours une mise en garde. Voyez ce qui se passe aujourd’hui…  L’actualité nous apprend qu'en 2018 on met encore des enfants en cage... même aux USA !

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Pierre Burssens
27/06/2018