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Entretien avec Vincent Perriot

"Travailler de cette manière m’a amené à malmener mes propres stéréotypes, mes idées..."

Un monde sillonné de tuyaux gigantesques et peuplé de dinosaures… Des villes qui flottent dans le ciel et recouvrent de leurs ombres les faubourgs grouillants d’une humanité industrieuse… Et un « réseau » omniprésent qui domine les terres et les hommes. Jarri Tchepalt est un berger du désert de Ty. Quand un camion générateur d’orage anéantit son troupeau de dinosaures, Jarri décide de partir en ville – pour la première fois – afin de se venger... Mais révolte et révolution ne mènent pas toujours là où on croyait.

Réunissant créatures préhistoriques, urbanisme de science-fiction et vaisseaux low-tech, Vincent Perriot développe dans Negalyod un récit univers où la vengeance rencontre bien des surprises avant de devenir quête d’un monde meilleur. L’auteur signe, en un impressionnant album de plus de 200 pages, une histoire d’autant plus efficace que, sous des allures de SF, elle nous parle d’aujourd’hui. Vincent Perriot évoque pour nous la surprenante genèse de cet ambitieux projet.

Quand on parcourt votre bibliographie, on est frappé par sa diversité, y compris dans les styles de dessin adoptés. Il est difficile, par exemple, de reconnaître dans Negalyod le dessinateur de Taïga rouge

Vincent Perriot : Il existe beaucoup de différences mais également des filiations et des ressemblances entre ces albums. On y retrouve des grands espaces, des chevauchées…  Dans Taïga rouge, il y a la neige, les villages en bois, et dans Negalyod le désert, la ville…et une quête. Quand je travaille avec un scénariste, comme ce fut le cas pour Taïga rouge, son écriture m’influence beaucoup. Certains scénaristes ont une écriture très « visuelle » qui reste imprimée en moi et qui, ensuite, ressort, dans le dessin, avec ma personnalité, un ressenti et des sensations qui s’inscrivent dans l’histoire du ou des personnages. Et puis, au cours des années, mon dessin a aussi évolué.

Comment présenteriez-vous Negalyod ?

Au départ, le héros est perdu dans son désert, avec une manière personnelle de concevoir cet espace, son mode de vie…  Mais il est attiré par la ville. Un événement va entraîner pour lui l’ouverture de ces frontières géographiques, mais aussi de  ses frontières personnelles et mettre en danger ses certitudes. Jarri est, dans un premier temps, motivé par la vengeance, mais différentes rencontres vont l’amener à des prises de consciences, et finalement à la recherche d’un monde meilleur.

Ca se rapproche un peu de mon vécu. Je viens d’une petite ville située à 120 km de Paris et au cours de ma jeunesse je n’ai jamais mis les pieds dans la Capitale. Ensuite, au fil de mon parcours, ce sont des voyages qui m’ont sensibilisé à d’autres Cultures, d’autres personnes et façons de voir. Tout ça m’a nourri. Pendant l’écriture de Negalyod, je me suis intéressé à l’écologie, à la notion d’effondrement des sociétés, à nos excès dans l’utilisation des ressources naturelles…  Et quelque part ces éléments ont constitué des inspirations successives, puisque je n’ai pas écrit le scénario d’une traite, mais qu’il s’est construit très progressivement avec de nombreux remaniements, et même parfois des changements, des inversions dans l’ordre des séquences…

On remarque que de nombreux aspects de notre quotidien, de notre société, et parfois les plus sombres, avaient été imaginés  il y a 20, 30 ans ou plus par des écrivains de SF. Dans Negalyod on a l’impression que vous avez choisi la voie de la SF pour nous parler d’aujourd’hui…

Je voulais me détacher d’un type de Science-Fiction futuriste et technologique. Il existe une technologie dans Negalyod mais les axes centraux de l’intrigue sont amenés autrement. J’ai imaginé un monde avec très peu de béton ou de verre. Au contraire, j’ai imaginé un renouveau de l’humanité avec des constructions en terre, des vaisseaux ou machines volantes en bois. J’ai essayé de me projeter loin dans le temps. Si les températures augmentent, on débouchera sur une sécheresse. Et dans ce cas-là, quel pouvoir le contrôle de l’eau représentera-t-il ? Et avec le réseau, j’ai encore poussé le curseur plus loin. L’humanité se laisserait-elle contrôler par ce type de structure ? On commence seulement à se poser des questions quant à notre avenir écologique et climatique. Celles-ci influencent ma vision, qui est une vision d’artiste sans grande prétention. Mais il est temps que l’on se pose ces questions !

Vous nous parliez d’un scénario qui s’est modelé progressivement. Negalyod met en scène, autour de Jarri, de nombreux personnages. L’intrigue revêt de multiples aspects. Et pourtant l’ensemble présente une belle homogénéité. Comment y êtes-vous arrivé ?

Rétrospectivement, j’ai trouvé cet exercice fascinant, entamer un travail, m’embarquer dans quelque chose sans en connaître complètement l’aboutissement, où même ce qui allait se passer sur le chemin. Travailler de cette manière m’a amené à malmener mes propres stéréotypes, mes idées. Quand j’ai commencé à dessiner telle ou telle scène, je ne savais pas forcément ce qui allait se produire en fin de séquence. Mes personnages ne disposaient pas d’un destin tout tracé. Leurs chemins ont emprunté des déviations, mais l’important est qu’ils se soient croisés ou retrouvés après coup.

Les dialogues ont participé à cette cohérence. J’ai écrit, puis enlevé, puis rajouté des dizaines de phylactères… Et tout s’est fixé au dernier moment. Même le visage de Jarri, personnage principal ! Par rapport au processus classique d’élaboration d’un album, Negalyod est plutôt né d’une expérience d’écriture, avec un "temps T" dans la création.

Une telle expérience impliquait, dès le départ, la confiance de l’éditeur…

Evidemment, et j’ai pu bénéficier de cette chance immense ! Il existait évidemment des contraintes de temps et de pagination, mais j’ai pu, pendant deux ans, développer ce récit dans toute son amplitude, avec une écoute attentive mais beaucoup de liberté et un réel confort d’écriture. Je ne pouvais évidemment pas faire n’importe quoi, mais j’ai respecté les délais, les contraintes qui m’étaient imposées. Et aujourd’hui j’ai l’impression que je n’arriverais plus à concevoir un livre différemment.

L’univers de Negalyod est très riche. Pourriez-vous imaginer d’y revenir pour d’autres récits ?

Il est tôt pour en parler mais j’espère pouvoir le faire. Et du côté de l’éditeur, je n’ai pas reçu de signal de refus. Avant Negalyod, j’ai réalisé Paci, et j’avais vraiment envie de me détacher de ce côté contemporain, social… Cet album m’a permis de m’en extraire.

Une référence, inévitable, apparaît dès les premières cases de l’album : Moebius…

Il en est très souvent question depuis la sortie du bouquin, mais, et ça surprend pas mal de monde, je connaissais très peu l’œuvre de Moebius. Je me souviens de certains dessins et albums vus pendant mes études aux Beaux-Arts, mais j’ai vraiment lu et apprécié L’Incal au début du travail sur Negalyod…et Blueberry à la fin de celui-ci ! Mais il existe des imaginaires tellement forts qu’ils ne peuvent que vous influencer. Je pense notamment à celui d’Hayao Miyazaki !

Est-ce ce dernier qui vous a inspiré cette ville dans le ciel ?

Peut-être... Il y a aussi eu la rencontre magique avec Florence Breton, la coloriste. Travailler avec elle m’a aidé à comprendre certains aspects du dessin et même du récit. On a appris à se connaître progressivement. Je lui fournissais les planches par lots, au fur et à mesure de leur réalisation et,  à chaque fois, ce qu’elle me renvoyait dépassait ce que j’avais pu imaginer. Le traitement des éléments, de la lumière, du volume, cette ville bleutée et ce « faux ciel », tout comme ce désert écrasant mais qui reste ouvert…  Et tout ceci a permis l’émergence de nombreux éléments qui ont enrichi l'album !

                                              Propos recueillis par Pierre Burssens le 14 septembre 2018

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Pierre Burssens
03/10/2018