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Entretien avec Yann

J'ai même suggéré un numéro de "Spirou" spécial censure !

Dans le clan de Smilodon, les jours passent paisiblement entre les jalousies féminines qui se règlent par des soupes de ciguë, les batailles entre gamins à coups de de bouses de rhinocéros, les négociations sauvages à dos d'aurochs pour des histoires de rapt amoureux... Musaraigne, la fille que le chef Smilodon a eue avec la terrifiante Goana, a elle aussi envie de montrer de quoi elle est capable. Ras-le-bol d'être la bâtarde que personne n'écoute ! Flanquée de son frère P'tit Mulot et de son ignoble roquet Crox, elle chassera le tigre à dents de sabre, s'initiera au chamanisme et apprendra même de nouveaux mots... Quel pied, la Préhistoire !

C'est dans les pages de Spirou que Yann a débuté sa prolifique carrière de scénariste, avant de la poursuivre sous d'autres cieux. Assez récemment, il a retrouvé le chemin de l'hebdomadaire avec Atom Agency (dessin Olivier Schwartz) et Avant (dessin Jérôme Lereculey), une fantaisie préhistorique décapante, un peu trop, apparemment, dont le tome 1, Mumu la bâtarde, vient de paraître.  Mais depuis six albums, on avait aussi pu y découvrir Dent d'ours (dessin Alain Henriet). Petit tour d'horizon en compagnie de Yann...

On ne vous attendait pas forcément dans le registre d’Avant

Yann : Il se fait que j’ai travaillé dernièrement sur pas mal de séries réalistes qui ont exigé des recherches, de la documentation… Et là, j’avais vraiment envie de faire quelque chose d’amusant, de délassant sans ce souci d’authenticité. Avant se déroule dans la préhistoire, avec certains éléments réels, mais sans époque précise et avec beaucoup de fantaisie. On est plus proches, à mon sens, d’un contexte de type Rahan ou même Tarzan que de repères paléontologiques. C’est même le flou total de ce côté !

Comment s’est construite votre collaboration avec Jérôme Lereculey ?

On s’est rencontrés complètement par hasard ! Nous avons sympathisé et un jour, chez lui, j’ai repéré un dessin d’un personnage qui faisait du rodéo sur le dos d’un rhinocéros laineux, un animal préhistorique. Je pense que c’était une illustration destinée à un récit pour Trolls de Troy. Et c’est à partir de ce dessin que l’idée d’Avant et de sa préhistoire un peu délirante s’est précisée. On a d’ailleurs fait figurer quelque chose qui rappelle ce dessin en dos de couverture de l’album! En même temps, on peut trouver dans Avant une forme de résonnance avec notre époque, ou du moins avec certains idéaux. On suit le parcours d’une bande de rigolos qui vivent un âge d’or hypothétique, en équilibre avec la nature en laquelle ils voient une déesse. Et quelque part, ils évoluent dans une sorte d’abondance, avec juste quelques petits conflits entre tribus !

Dans Mumu la bâtarde, vous conjuguez divers degrés d’humour. Les plus jeunes pourront s’attacher à Musaraigne, alors que d’autres lecteurs s’amuseront des frasques de son papa, Smilodon (et ses groupies)…

Nous tenions à ce qu’il s’agisse vraiment d’une histoire tous publics. Or on ne touche pas les adultes avec les mêmes choses que les enfants, donc il fallait pouvoir combiner ces différents registres ce qui nous a aussi beaucoup plu. Mais attention, Musaraigne a tout de même, mine de rien, une sacrée personnalité ! Et cette histoire tous publics nous a permis d’obtenir une prépublication dans Spirou.

Avec une copieuse distribution de post-it apposés sur les parties anatomiques sensibles des protagonistes…  A la découverte des premières planches on aurait pu penser à un gag…

Mais ce n’en était pas un à l’origine !  Plutôt que de nous braquer sur cette forme de censure paradoxale et pathétique, nous avons choisi de rentrer complètement dans ce jeu et d’y aller à fond pour retourner cette situation et en faire quelque chose de rigolo ! Dans un premier temps, je suis tombé des nues quand j’ai été convoqué par la rédactrice en chef de l’époque pour m’entendre dire qu’il serait scandaleux de publier les planches originales telles quelles dans Spirou, que ça choquerait les enfants et les grand-mères ! Je n’en revenais pas ! On nous reprochait de montrer des seins qui n’étonnent plus personne dans la pub ou sur les plages, on trouvait ça choquant alors qu’à côté de ça, je n’ai jamais eu la moindre remarque concernant des emblèmes nazis ou les brassards des SS dans une série comme Dent d’ours, par exemple… Donc, des seins choquaient apparemment plus que des brassards SS ! J’ai pensé à certains paradoxes du cinéma US où il arrive que l’on censure des scènes d’amour alors que la violence ne semble plus gêner ni choquer personne !

Une scène de Dent d’Ours n’avait-elle pas été changée pour être prépubliée dans le magazine ?

Pour une histoire de seins, déjà ! Pas pour sa violence ou les nazis…  Mais il s’agissait d’une seule planche, sur laquelle on avait, si mes souvenirs sont bons, accentué et élargi les ombres. Heureusement pour Avant, l’album Mumu la bâtarde a été publié comme on voulait qu’il le soit. Suite à cette histoire, j’ai même suggéré un numéro de Spirou spécial censure ! Mais d’autre part, on a déjà beaucoup parlé de Avant dès ce premier épisode prépublié, et ce pour un tarif bien inférieur à celui d’une pub !

Vous évoquiez l’envie de vous détacher de la documentation avec Avant, or pour Dent d’ours Alain Henriet vous avait présenté comme quelqu’un de très pointilleux en ce domaine…

Je suis un passionné de documentation ! Et je sais que j’embête parfois les dessinateurs en étant  exigeant de ce côté, mais dans un récit à caractère historique, je veux absolument que l’on ne se trompe pas de bateau, d’avion, d’arme… Si je vous dis USS Enterprise, vous pouvez  rapprocher ça d’un porte-avions. Ok, mais il faut savoir qu’au cours des années, plusieurs porte-avions ont porté ce nom, que tous présentaient des différences, et je ne veux pas que le modèle figuré ne corresponde pas à celui en service à l’époque à laquelle se déroule le récit ! Pour les uniformes allemands, dans le cas de Dent d’ours, c’était assez compliqué car ceux-ci ont évolué tout au long de la guerre. Je reste persuadé qu’être précis, dès le départ, permet finalement de gagner du temps. Mais Alain s’est pris au jeu et maintenant, sur le nouveau projet sur lequel nous travaillons, c’est parfois lui qui m’apporte telle ou telle précision.

Pouvez-vous nous en dire plus ?

Cette nouvelle série se déroulera dans les années 20’ et sera davantage axée aviation que Dent d’ours. J’ai récolté des anecdotes intéressantes au sujet de pilotes pendant la période de la prohibition et mes idées sont venues de là. Je ne pense pas que ce sujet ait été déjà abordé en BD.

Une autre signature récente chez Dupuis est celle que vous partagez avec Olivier Schwartz sur Atom agency

Après avoir travaillé ensemble sur Gringos locos puis sur Le Spirou de… avec Le groom vert-de-gris et le diptyque de La femme léopard, nous avions envie de développer ensemble un projet personnel. Et Olivier dessine très bien tout ce qui a trait à l’après-guerre, une période que j’aime bien, personnages, vêtements, voitures, décors et ces femmes aux coiffures…ignobles ! Il dessine très bien cet univers mais ça reste amusant, on est un peu entre le rutabaga et Charles Trenet. Côté documentation, c’était relativement léger aussi, et nous n’avons pas compliqué les choses, nous n’avions pas de F-16 à faire décoller…  Le polar s’est assez rapidement imposé, parce que Tillieux reste une Madeleine de Proust, et que lui, à son époque, n’a pas pu poursuivre dans la direction qui l’attirait chez Dupuis. Félix était plus dur que Gil Jourdan, il y avait un peu de sang dans ses histoires, un peu de violence et…des filles de caractère ! Nous avons voulu renouer, à notre manière, avec cette vision des enquêtes à l’ancienne dans Atom agency.

En même temps, vous vous attachez à faire revivre beaucoup de choses aujourd’hui disparues, et à restituer leur importance d’alors, comme le catch…

Oui, les rencontres de catch étaient alors des événements importants ! Les catcheurs d’alors étaient un peu les super-héros français, avec une dose de ridicule, mais c’était rigolo. Et puis il ne faut pas oublier que quelqu’un comme Lino Ventura, par exemple, venait de ce milieu. Des gens comme Léon Zitrone et Roger Couderc étaient des commentateurs importants…et on aurait pu développer davantage tout cet aspect, parce que même si ça prête à sourire aujourd’hui, il existe plein d’histoires, d’anecdotes autour du catch. On évoque aussi les cabarets, les ancêtres du Splendid…  Tous les comiques débutaient là, des Poiret, Serrault…et des chanteurs comme Charles Aznavour.

D’où vient l’idée de cette communauté arménienne ?

Olivier Schwartz m’a parlé d’Aznavour et, en me documentant, j’ai découvert que Marseille et Paris comptaient des communautés arméniennes importantes à cette époque.  L’appartenance de notre détective à celle-ci lui offrait une singularité amusante. En même temps, ça permet d’explorer les relations parents-enfants, à côté de l’enquête on découvre un peu de la vie privée du héros, et certaines coutumes peu connues ! Nous avions cette envie dès le départ, comme celle de nous inspirer d’enquêtes et de faits divers bien réels de cette période.

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Pierre Burssens
10/04/2019