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Entretien avec Eric Maltaite

Je ne supporterais pas d’être une sorte de fonctionnaire de la BD !

Présente-t-on encore M. Choc, le terrible et insaisissable adversaire de Tif et Tondu ? Et pourtant, on ne savait rien, ou presque, à son sujet. D'où vient-il ? Quelle a été son enfance ? Quels événements ont infléchi sa destinée ? C'est ce que Stéphan Colman (scénario) et Éric Maltaite (dessin) nous ont fait découvrir avec Les Fantômes de Knightgrave , impressionnant  récit en trois tomes, qui dévoile les origines d'un des génies du mal les plus fameux de la bande dessinée. L'ultime volet de la trilogie est sorti il y a peu, l'occasion pour nous de rencontrer Eric Maltaite qui redonne vie à l'un des personnages créés par son père, Willy Maltaite, dit Will...

Pourquoi avoir choisi d’explorer le passé de Choc ?

D’une part, pratiquement, le personnage appartenait à mon père, Willy Maltaite (Will), ce qui me donnait la possibilité de faire quelque chose. Et d’autre part, plusieurs projets autour de Choc m’avaient déjà été proposés, mais m’avaient tous semblé plutôt mal ficelés…  Je me suis donc tourné vers le scénariste Stéphan Colman, en évoquant l’idée de se pencher sur les origines du personnage. Par rapport au moment où il apparaît dans Tif et Tondu, en imaginant qu’il soit alors un homme mûr, on pouvait évoquer sa jeunesse et son évolution s’inscrivant dans les grands événements historiques de la première moitié du XXe S. L’Histoire nous offrait de belles opportunités pour y installer notre récit.

On imagine aisément que cela impliquait beaucoup de rigueur…

Effectivement, mais c’est génial ! Ce qui aurait été compliqué voici 20 ans est beaucoup plus simple aujourd’hui grâce à l’immense source de documentation que constitue Internet. Parfois, une seule photo qui paraît intéressante peut être le point de départ d’une recherche…  On tombe alors sur une anecdote, puis sur des faits plus précis, et tout ça nourrit un récit, lui donne davantage d’épaisseur.

Vous évoquez pourtant dans Les Fantômes de Knightgrave des aspects assez méconnus du grand public, comme par exemple cette montée en puissance de l’extrême-droite en Angleterre, à la veille de la deuxième guerre mondiale…

Ce mouvement a été très impressionnant ! Et je suis persuadé que sans Churchill et ses partisans, l’Angleterre aurait pu basculer dans le fascisme. Lors de nos recherches, avec Stéphan, nous avons découvert des images de ces énormes rassemblements du BUF (British Union of Fascists), sur lesquelles on distingue notamment des drapeaux anglais arborant, en leur milieu, une croix gammée. On a du mal à imaginer cela aujourd’hui, et pourtant c’était une réalité !  De même que l’on parle très peu des pogroms d’Istanbul…mais il est parfois utile de sortir des livres d’Histoire pour ouvrir plus largement les yeux  !

Rosy et Will avaient-ils donné des informations quant au passé de Choc dans Tif et Tondu ?

Certaines choses y sont déjà indiquées, oui, mais il s’agit plutôt d’indices, de fragments, dont certains ne sont  décelables qu’à condition de bien chercher. Rien n’y est vraiment complet, mais on y trouve quelques pièces éparpillées d’un vaste puzzle qui demandait à être complété.

Vous évoquez un vaste puzzle, et l’ensemble des trois albums des Fantômes de Knightgrave est particulièrement dense. Disposiez-vous au départ de l’ensemble du scénario ?

Non, Stéphan et moi avions élaboré une trame générale qui nous permettait de raconter l’histoire sans trop nous attarder sur tel ou tel aspect. Nous avions surtout besoin de ce synopsis, solide, pour le présenter à l’éditeur, accompagné de cinq planches terminées et en couleurs. Ensuite, le scénario s’est construit au fur et à mesure afin de garder assez de souplesse pour pouvoir ajouter ou modifier certains éléments en fonction de nos recherches et de la direction prise par l’histoire. Revers de la médaille : en cas de grippe du scénariste, je me retrouvais sans boulot ! Mais cette manière de procéder nous a permis de développer certains aspects que nous n’avions pas vraiment envisagés alors que d’autres choses qui nous semblaient importantes au début sont carrément passées à la trappe.

Vous redonnez vie à un personnage mythique sous une lumière nouvelle, vous situez votre récit dans un contexte historique précis… Quelle a été la principale difficulté pour vous, dessinateur, rencontrée dans cette trilogie ?

Pour moi, il était essentiel que les acteurs jouent juste ! Et ce par rapport à la situation dans laquelle ils sont mis en scène, à l’ambiance, aux dialogues…  Pour aboutir à une histoire crédible, de beaux décors, des scènes spectaculaires, des rebondissements ne suffisent pas. Le plus difficile est de restituer les émotions, les sentiments, tout ça doit bien passer vers le lecteur, et c’est sans doute ce qui m’a demandé le plus de boulot. C’était un vrai défi, mais un plaisir en même temps, car j’étais assuré de ne pas faire la même chose tous les jours. Je ne supporterais pas d’être une sorte de fonctionnaire de la BD !  Parallèlement à cela, il faut reconnaître que la technologie offre aujourd’hui des possibilités graphiques extraordinaires. Pour Choc j’ai travaillé avec un programme élaboré par des mangakas et qui, d’une certaine manière, permet de disposer de tous ses outils dans une même boîte. Une fois la base d’un dessin établie, le gain de temps procuré est appréciable, et peut être consacré à apporter un encrage et une finition beaucoup plus sophistiqués au dessin en question.

Dans le tome 3, récemment publié, on découvre même, l’explication, ou la justification de l’apparence du Choc que nous connaissions jusque-là, le heaume, le porte-cigarette…

Mais ce look intrigant a contribué au succès du personnage ! Or il lui avait sans doute été attribué avec une certaine légèreté lors de sa création. C’était intéressant de lui trouver une explication, on se trouve dans la genèse d’un mythe…et quelque part c’était aussi un jeu ! Mais Stéphan Colman a été plus loin dans sa réflexion, il dispose ainsi de l’histoire et d’anecdotes en rapport avec plusieurs personnages secondaires des Fantômes de Knightgrave, mais nous n’avions pas d’assez d’espace pour pouvoir tout développer. Quelques boucles sont donc restées ouvertes…

Cela pourrait-il laisser présager d’une suite ?

Ce n’est pas impossible, mais en se détachant de l’aspect biographie. Si quelque chose se concrétise, il s’agira plutôt d’aventures de Choc, en utilisant un background de la même épaisseur que celui des Fantômes de Knightgrave. Il existe une idée assez forte en cours d’analyse avec l ‘éditeur, mais nous n’en sommes qu’aux prémices, et je ne peux pas vraiment en dire plus pour le moment. Voilà 7 ans que je côtoie Choc, et c’est devenu assez difficile pour moi de m’en détacher…

Vous avez apporté à Choc, dans Les Fantômes de Knightgrave un traitement moderne, actuel, tout en respectant l’image et  les bases  classiques du personnage. Un exercice d’équilibre ?

On voulait en faire quelque chose de plus réaliste. Or Choc est tout de même un criminel, ce qui impliquait de la violence, de la froideur, mais nous ne pouvions pas nous détacher de l’œuvre  de Will et Rosy. Aujourd’hui, personnellement, ça ne m’intéresse plus vraiment de me faire un prénom, et avec Les Fantômes de Knightgrave, je me revendique plutôt dans la continuation de l’œuvre de mon père. J’ai trouvé dans ce projet l’occasion de lui rendre hommage, et j’espère que cela contribuera aussi à ce que l’on n’oublie pas qui il était. J’ai pensé à lui plus souvent qu’avant, et ça l’a rendu, pour moi, plus présent. Et ça, c’était…assez génial !

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Pierre Burssens
08/05/2019