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Entretien avec Alain Henriet

"Je ne pouvais pas laisser passer un tel sujet..."

Pas facile d’assouvir sa passion pour l’aviation quand on est une femme, noire avec du sang indien, issue d’une famille très pauvre avec huit frères et soeurs et vivant au Texas, un Etat dominé par le Ku Klux Klan... Pourtant la jeune Bessie n’a peur de rien et décide contre vents et marées de conquérir les airs car là-haut dans les nuages, il n’y a plus de préjugé. Mais pour y arriver, Bessie va devoir surmonter bien des obstacles !

Après les six tomes du remarqué “Dent d’ours”, Yann et Alain Henriet nous reviennent avec Black Squaw, une nouvelle série dans laquelle l’aviation occupe à nouveau une place de choix. Il ne saurait en être autrement puisque son héroïne n’est autre que Bessie Coleman, première femme noire au monde à pouvoir piloter et la première personne d'origine afro-américaine et amérindienne à obtenir, en 1921, une licence de pilote. Les auteurs s’inspirent du destin hors-normes de ce personnage authentique pour nous faire monter à bord d’un enthousiasmant premier album, Night Hawk. Le dessinateur Alain Henriet nous en parle.

Dans une interview précédente vous nous aviez déclaré qu’il y aurait pour vous un avant et un après Dent d’ours. Nous voici dans l’après Dent d’ours, que vous a apporté cette expérience ?


En couverture du Spirou

Alain Henriet : Je pense que ça a complètement modifié ma vision du métier, et que je l’aborde aujourd’hui de manière beaucoup plus professionnelle. Avant, je dirais que je m’attachais à la réalisation d’un bouquin de manière assez scolaire. Je ne me posais pas trop de questions, j’enchaînais les planches sans vraiment de recul, avec un minimum de pages par mois pour pouvoir vivre mais je ne disposais pas d’une vraie structure de travail. Pour Damoclès j’avais déjà un peu évolué, les deux premiers tommes ont assez bien fonctionné puis les ventes des 3 et 4, sortis pendant la crise de 2007-2008, se sont effondrées. Yann est alors arrivé avec Dent d’ours, un projet solide, structuré et j’ai réalisé que si je ne me réveillais pas, arrivé à 65 ans j’allais sûrement regretter d’être passé à côté de beaucoup de choses. Ca a donc été une grosse remise en question, une manière totalement différente d’approcher le sujet en n’éludant pas toutes les questions qui pouvaient se poser en cours de travail -et il y en a beaucoup- et en essayant de les résoudre le plus tôt possible.

Comment le projet de Black Squaw s’est-il précisé ?

AH : Yann l’avait dans ses cartons depuis un bout de temps et des essais avaient même été effectués avec un autre dessinateur, mais sans plus. Je venais de lui soumettre les dix premières planches de de Werner, le tome 3 de Dent d’ours et sa réaction a été Ah, tu bâcles pas... ce qui m’a surpris, même si j’essayais en permanence de faire évoluer mon niveau de dessin en n’évitant pas les difficultés. Werner devait, pour moi, si possible être supérieur aux deux albums précédents. Et là Yann m’a annoncé : j’ai un truc pour toi ! Il m’a parlé de Bessie Coleman, je lui ai évidemment dit que ça m’intéressait, je ne pouvais pas laisser passer un tel sujet. Et puis on en a beaucoup parlé pendant la réalisation de la suite de Dent d’ours. Plusieurs scénarios de BD ont déjà tourné autour de Bessie Coleman mais sans vraiment creuser le sujet, car elle a eu une vie très brève. Yann, lui, pour Black Squaw, s’inspire du personnage réel et introduit finalement son scénario dans la véritable histoire. Nous n’essayons pas de réaliser une biographie. Black Squaw est une fiction inspirée de faits réels et de personnes ayant existé.

Après Hanna, vous mettez en scène une nouvelle héroïne...

AH : Oui, et d'une certaine manière son parfait opposé. Mais au-delà des idéologies, comme le souligne Yann, il s’agit de deux femmes extraordinaires pour leur(s) époque(s), que relie la passion de piloter des avions, avec il est vrai des cheminements totalement différents pour y arriver. Quand on étudie le parcours de Bessie, on ne peut qu’être impressionné par la force énorme qu’elle a déployé pour y arriver. Pour son époque, tout jouait en sa défaveur, elle n’avait que des obstacles devant elle, et elle a atteint son objectif. Par rapport à tout cela, Black Squaw est aussi une manière de lui rendre hommage...

Comment l’avez-vous définie graphiquement ?

AH : Après beaucoup de recherches. Il existe seulement 2 ou 3 photos de la vraie Bessie Coleman, mais je n’avais pas envie d’animer un personnage à la Oncle Paul. Je voulais que notre Bessie soit belle, avec un côté sensuel mais aussi toute son énergie. Le résultat  est sans doute idéalisé mais traduit ces préoccupations.

De manière plus globale, avez-vous abordé Black Squaw différemment de Dent d’ours ?

AH : Pas fondamentalement, mais au niveau de la documentation, je me suis retrouvé face à un vide énorme. Il est assez facile de se documenter sur du matériel militaire, mais ici, pour les avions civils, c’était nettement plus compliqué. Ainsi je n’avais jamais entendu parler de l’hydravion qui apparaît au début, et j’étais parti dans une direction complètement erronée. J’ai trouvé quelques photos d’époque et puis Michel Desgagnés, qui m’aide pour la documentation, a mis la main sur une série de photos actuelles prises dans un musée en Californie. Les photos d’époque permettent de situer l’appareil dans son environnement, mais les photos actuelles aident à comprendre comment il fonctionne, et à le dessiner plus précisément.


Hasard étonnant, certaines thématiques présentes dans Night hawk trouvent pratiquement cent ans plus tard un écho dans l’actualité...

AH : Oui, et il s’agit de sujets sur lesquels je n’avais jamais travaillé. Au dos de l’album se trouve le dessin d’une pièce de monnaie orné d’un profil qui aurait pu être celui de l’héroïne. La vraie pièce est datée de 1907, que j’ai changé en 1920 pour symboliser 100 ans, parce qu’on constate qu’en 100 ans certains discours nauséabonds sont toujours les mêmes et que, contrairement aux apparences, beaucoup de choses n’ont pas changé.

On met en scène le Ku Klux Klan et dans le scénario du tome 2 on découvrira que le Président de l’époque en fait partie. Certaines personnes n’ont pas cru à la  présence de ses membres cagoulés dans un avion, mais nous disposons des documents qui le prouvent, comme la présence de cette croix gammée inversée sur son gouvernail. Yann tient vraiment à ce que tout soit étayé par de la documentation et si on n’a pas de documents au sujet d’une scène ou d’un élément, on ne le montre pas. Plein de choses sont connues au sujet de cette époque, mais d’autres beaucoup moins, et c’est vers ces dernières que Yann désire aller pour éviter les clichés classiques tournant, par exemple, autour d’Al Capone et de la prohibition.

Vous définissez-vous, à l’instar de certains de vos confrères, comme un dessinateur aéronautique ?

AH : Ca c’est au public de le dire. A priori, pour moi, ce sont les personnages qui sont essentiels, qui portent une histoire. Je ne me suis jamais posé cette question. J’essaye de faire les choses au mieux, pas seulement les avions, et je ne me revendique pas dessinateur d’avions.


Night Hawk : planche 47 - encrage

Comment s’articulera la série Black Squaw ?

AH : En cycles de trois albums, et nous en prévoyons au moins deux, en fonction de l’accueil du public. Si le succès est au rendez-vous, nous pourrons continuer à nous faire plaisir car Yann n’a, jusqu’ici et contrairement à Dent d’ours, pas prévu le mot FIN. L’ensemble reste ouvert et d’autres aventures peuvent s’y intégrer.

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Pierre Burssens
01/07/2020