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Entretien avec Nicolas Anspach

"Ce sont des coups de coeur à chaque fois..."

Marché saturé, crise du livre, statut des auteurs... L'actualité nous dépeint, au-delà des couvertures chatoyantes des albums, les difficultés du secteur de la BD, et plus généralement du secteur de l'édition. Il est donc nécessaire de faire preuve d'audace pour se lancer, aujourd'hui, dans l'univers de l'édition. D'audace sûrement, mais aussi de passion, comme nous l'a expliqué Nicolas Anspach, fondateur des éditions du même nom. Depuis le joli démarrage effectué avec Sourire 58, les éditions Anspach poursuivent une démarche logiquement prudente mais aussi qualitative et attentive et chacune de leurs publications attire l'attention...

Nicolas Anspach : C’est un concours de circonstances qui m'a amené à me lancer dans cette aventure. Après près de deux décennies à participer en tant que journaliste  au fanzine Auracan et à des sites d’information sur le monde de la bande-dessinée, j’ai rejoint l’équipe d’un éditeur où j’ai accompagné des albums et assuré différentes missions pendant trois ans ; et ce parallèlement à d’autres activités professionnelles. 

Pour des raisons de différence de vue, j’ai démissionné de mes fonctions en 2014. J’avais accompagné le deuxième album de Rider On The Storm de Géro et Baudouin Deville. Cette relation professionnelle est devenue amicale, et Baudouin m’a parlé de ses projets.

Il est graphiste, et a notamment comme client l’Atomium pour qui il avait développé une ligne de produits. Au milieu des années 80, Baudouin avait commis un péché de jeunesse, un album autour de l’Atomium (Atomium 58, chez Récréabull). Baudouin voulait réaliser une histoire plus aboutie autour du fameux édifice, devenu le symbole de la Belgique. Il en avait parlé à son éditeur qui lui suggérait fortement de travailler avec un scénariste Marseillais qui n’avait apparemment jamais visité l’Atomium … et mis les pieds à Bruxelles. C’était aberrant ! Pour moi, il fallait que cet album respire la Belgique, tout en étant lisible par l’ensemble des francophones. Bref, il fallait que cela soit un scénariste belge qui l’écrive, ou quelqu’un qui vit en Belgique depuis de nombreuses années… 

Baudouin s’est directement rangé à mon idée, et m’a demandé de lui suggérer un scénariste. Quelques jours après cette discussion, j’ai lu Ouessantines de Patrick Weber et Nicoby (Glénat). En refermant le livre, j’ai eu l’impression de vivre en Bretagne, et d’accompagner des personnages incarnés. C’est ce que je voulais pour cette histoire sur l’Atomium. Patrick Weber est historien, romancier, scénariste de BD. Nous avons déjeuné avec lui, et il a directement eu cette idée de réaliser une histoire autour de l’Exposition Universelle de 1958…

Baudouin et Patrick ont monté un dossier, que j’ai présenté à différents éditeurs mainstream. Mon ambition était alors de suivre cet album en tant que directeur d’une collection. Mais aucune des maisons d’édition consultée n’a voulu de Sourire 58  ! On me disait clairement que ce projet était trop Belge, et qu’il ne marcherait jamais. Je croyais beaucoup à Sourire 58 , et j’aurais été bien embêté qu’il tombe à l’eau. Du coup, je me suis un peu senti obligé de l’éditer, en limitant les risques via le crowdfunding.

Son succès vous a-t-il surpris ?

Totalement ! Vu que les éditeurs nous disaient que le projet était trop belge, et ne marcherait jamais ; que je sentais le regard un peu moqueur de certains professionnels … je me disais qu’on arriverait bien à épuiser un tirage de 8.000 en le vendant en librairie, et surtout dans le shop de l’Atomium sur une période de trois à cinq ans. Sourire 58 est sorti en mars 2018. Nous en sommes à la quatrième édition (sans compter l’édition Métal, de « luxe »), à la deuxième édition de Glimlach 58 (l’édition néerlandophone) et la première de Smile 58 (en anglais). Je gère l’édition néerlandophone et anglaise moi-même. Nous sommes aujourd’hui proche des 25.000 exemplaires ! Cet album fut compliqué à démarrer. Les négociations avec l’Atomium ont duré longtemps pour obtenir la licence. Les mois, et même les années ont passé. Si bien qu’il a fallu cravacher et se dépêcher de sortir l’album pour les 60 ans de l’édifice. L’équipe de l’Atomium a eu la gentillesse d’intégrer Sourire 58 à sa communication pour l' anniversaire. Cela nous a bien sûr aidés la première année. Aujourd’hui, nous remarquons que les ventes sont constantes. Et en dédicace, nous avons constaté que les lecteurs attendaient des BDs autour de l’histoire de la Belgique.

Après Leopoldville 60, Bruxelles 43 est annoncé pour octobre avec la même équipe. Un flash-back un peu surprenant...Quel est finalement le concept de cette série/collection ?

Sourire 58  a été conçu comme un one-shot. La mise en place de l’album à sa sortie était correcte, mais pas extraordinaire. Nous nous étions attachés à Kathleen, le personnage principal. Et surtout, Patrick Weber, Baudouin Deville, la coloriste Bérengère Marquebreucq et moi-même, nous nous étions tous amusés. Nous avions envie de continuer. L’Exposition Universelle de 1958 était le dernier grand événement heureux d’une Belgique qui allait de l’avant. Deux ans plus tard, la Belgique perdait sa colonie. Il était logique que nous traitions de l’Indépendance du Congo Belge. Patrick Weber est historien, et sa grande force est de dénicher un angle intéressant pour ses histoires. Léopoldville 60 évoque les derniers mois du Congo Belge, et la fuite des colons belges via les vols de la compagnie aérienne belge Sabena.

Le public qui est susceptible de s’intéresser à la décolonisation n’est pas forcément le même que celui de l’Expo 58. Pourquoi alors créer une série ? Une suite de one-shot n’était pas préférable ? Autant d'interrogations qui nous ont conduits à aborder des récits auto-conclusifs et indépendants, avec cependant la même charte graphique établie par la graphiste Anne Gérard et la même typo pour le titre, afin de faire le lien. Je souhaitais cependant renforcer ce lien. D’autant plus que les auteurs et moi-même parlions d’un troisième album avec le même personnage principal. Le titre de chaque album fait ainsi référence à une année. 1958 pour Sourire 58. 1960 pour Léopoldville 60. J’ai eu l’idée d’inclure une ligne du temps sur la quatrième de couverture, sur laquelle on viendrait poser les albums…

Le champ des possibles était dès lors élargi ! Pourquoi ne pas réaliser un récit qui se déroulait avant les albums déjà publiés, pendant la seconde guerre mondiale par exemple ?

Patrick Weber avait une idée qui se déroulait dans les années ’60, mais qui était trop proche des ambiances évoquées dans Sourire 58 .Baudouin lui a demandé de réfléchir à une histoire se déroulant durant la guerre. Il avait envie de dessiner cette période.Du coup, le troisième album s’intitulera Bruxelles 43, celui d’après explorera un événement dans les années 60. Puis nous pourrions très bien explorer les seventies ou revenir à l’après-guerre …Notre seule ambition est de raconter l’histoire de la Belgique depuis la seconde-guerre mondiale, tout en intéressant l’ensemble des Francophones (Français, Suisse, Canadien, etc). Avec des intrigues classiques qui s’inscrivent dans la grande Histoire, et le dessin proche de la ligne claire de Baudouin Deville.

Les éditions Anspach nous ont permis de découvrir deux albums très différents, "Le jardin de Daubigny "et "L'Exilé". Comment, vous, les avez-vous découverts et qu'est-ce qui vous a décidé à les éditer ?

Ce sont des achats de droits. Je ne suis donc pas intervenu dans l’accompagnement éditorial. Mais ce sont des coups de cœur à chaque fois.

On connaissait Luc Cromheecke dans le registre de l'humour, Le jardin de Daubigny nous  présente une autre facette de l'auteur... On imagine que ce choix demandait une certaine audace...

J’apprécie le travail de Luc Cromheecke depuis longtemps. Je trouvais audacieux de sa part de raconter la vie d’un peintre haut en couleurs et méconnu, mais qui pourtant a influencé un bon nombre d’impressionnistes dont Van Gogh, Monet, Mannet, Cézanne, Courbet … 

Je savais que ce serait un livre commercialement difficile. Mais je ressentais le besoin de le publier en Français.  Il y a eu une réflexion sur le format, sur ce que je pouvais apporter de plus au livre. Je l’ai publié dans un format intermédiaire entre le roman graphique et la bande-dessinée traditionnelle. Il me semblait naturel que Le Jardin de Daubigny contienne un dossier sur le peintre Charles-Français Daubigny. Agnès Saulnier, la conservatrice du Musée Daubigny, à Auvers-Sur-Oise, a gentiment accepté de l’écrire. Des reproductions d’eaux-fortes et de peintures de Charles-François Daubigny illustrent le dossier. Celui-ci permet au lecteur de prolonger la lecture, et d’en apprendre davantage sur Daubigny. J’espère que les lecteurs apprécieront la démarche.

Avec L'exilé vous éditez un roman graphique, avec, de plus, un dessin qui sort des sentiers battus. Comment ce projet s'est-il concrétisé, quels ont été vos contacts avec Erik Kriek ? On imagine que dans ce cas on peut parler de prise de risque pour un "petit" éditeur...

Pour les petits éditeurs, surtout lorsqu’ils débutent, chaque album est une véritable prise de risque. Celui-ci l’était davantage. Erik Kriek avait souhaité que l’édition originelle de son roman graphique, publié par Scratch Books, au Pays-Bas, ait une certaine tenue. Quand j’ai reçu l’album de l’éditeur néerlandophone. J’ai directement ressenti le besoin d’imprimer le livre à l’identique, sur un beau papier Munken Lynx de 130 gr, avec une couverture matte et un dos toilé. Pour un livre de 192 pages, cela a un cout conséquent, et donc une plus grande prise de risque.  Je ne pouvais pas imaginer ce livre dans un format différent, ou en allant à l’économie dans son façonnage.

Erik Kriek a été soulagé quand il a appris que je voulais éditer l’Exilé avec la même rigueur. Il a réalisé lui-même le logo-titre de l’album. Je remercie Erik et Scratch Book de m’avoir confié ce livre. C’était une prise de risque pour eux aussi de travailler avec un jeune éditeur.

Bruxelles 43 sera donc le prochain album des éditions Anspach, pouvez-vous nous en dire plus et peut-être évoquer l'un ou l'autre projet ?

Nous retrouverons Kathleen enfant, en 1943. Nous explorerons son passé familial, ses blessures. Sa famille est confrontée aux années sombres de la guerre. Elle sera le témoin des grands événements de cette année-là. Patrick Weber a écrit un récit de fiction où nous aborderons les rafles des juifs, le bombardement du quartier des Casernes, à Bruxelles, par les alliés, le rôle de la presse collaborationniste et de propagande durant cette période trouble, le soir Volé et le faux Soir, etc. 

On y verra même Hergé et Edgar P. Jacobs. Le quatrième album des aventures de Kathleen est en chantier, et devrait se dérouler en 1967. Si tout va bien, il paraîtra en octobre 2021.

Ensuite, avec Baudouin Deville et Rudi Miel, nous réaliserons un one-shot. Mais il est encore un peu tôt pour vous dévoiler la trame. On sent que l’attente est grande par rapport au personnage de Kathleen. Le succès de Sourire 58  et de Léopoldville 60 en Belgique, nous permet de travailler sereinement. Il y a un intérêt de plus en plus marqué par les libraires français autour de Bruxelles 43. Le style graphique, proche de la ligne claire de Baudouin Deville, séduit aussi.

Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise les éditions Anspach, et quelle est l'identité que vous aimeriez leur donner ?

J’aimerai que les Editions Anspach, à terme, soit le reflet de mes goûts. J’aime de nombreuses facettes dans la BD, que cela soit les romans graphiques, les classiques réalistes à la Jean-Michel Charlier, Greg ou Jean Van Hamme ; ainsi que l’humour à la Raoul Cauvin ou Zep, en passant par l’humour plus corrosif d’Abuli (Torpedo). Mais dans un premier temps, je dois rester fidèle à une ligne, celle d’albums de fiction s’inscrivant dans une réalité historique documentée (Sourire 58, Léopoldville 60), des romans graphiques (l’Exilé) ou de livres se rapprochant de ces deux genres comme Le Jardin de Daubigny. A terme, j'aimerais progressivement augmenter le nombre de parutions, tout en maintenant un niveau qualitatif ; et surtout un accompagnement éditorial, marketing et commercial de chacun des albums. Produire peu, mais avec rigueur et envie ; et surtout en confiance avec les auteurs et les différents intervenants. Le piège serait d’aller trop vite, et de brûler les étapes. 

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Pierre Burssens
19/08/2020