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Entretien avec Jean-Claude Servais

"Je jongle entre l’historique, des personnages un peu fantastiques et le merveilleux de la nature..."

Dans les yeux d'Ambre, une enfant qui grandit de la Préhistoire au monde moderne, la vieille Loba creuse le temps pour raconter l'histoire du loup en reliant le conte à la réalité documentaire, le réel à l'imaginaire. Avec ce premier volet du diptyque Le loup m’a dit, Jean-Claude Servais signe une nouvelle ode à la nature, qui interpelle sur l'équilibre de la terre et plaide pour le respect du vivant. L’auteur a entrepris un projet ambitieux, évoquant le rapport de l’homme au loup, et finalement, plus largement, de l’homme à la nature. Jean-Claude Servais met tout son talent graphique au service d’un récit à la construction particulière qui rencontre l’actualité. Il nous en parle...

Vous aviez déjà traité du loup dans Lova, et on le retrouve aujourd’hui dans Le loup m’a dit....

Jean-Claude Servais : Oui, mai j’avais envie d’y revenir autrement. On parle beaucoup du retour du loup et, à côté de ça, des espèces qui disparaissent, on parle beaucoup de la biodiversité et ce sont des sujets qui m’intéressent depuis longtemps. De plus ma région est vraiment concernée par ces problématiques et je ne pouvais pas y être insensible. Et puis, plus simplement, j’avais envie de redessiner des loups autrement que dans Lova ou La Tchalette.

Mais pour moi, le thème principal de Le loup m’a dit, c’est surtout le rapport entre le loup et l’homme. Le loup a été écarté, maudit, rejeté...mais il reviendra grâce à la Loba. A l’origine la Loba est une sorcière mexicaine qui aurait le pouvoir de faire revivre les animaux. Il y a une dimension chamanique dans cette histoire, avec évidemment tout le rapport à la nature qui s’exprime autour.

Mais dans Le loup m’a dit, vous entrecroisez l’histoire de ce rapport à celle de l’humanité et à celle d’Ambre...

Avec une certaine liberté quand même, hein... Mais oui, les premières scènes se déroulent à la préhistoire et j’évoque l’époque actuelle. J’ai réécrit plusieurs fois le scénario pour essayer de trouver la meilleure construction possible. J’avais projeté de réaliser Le loup m’a dit en un seul album mais je me suis rendu compte en cours d’élaboration que ce n’était vraiment pas possible. Finalement je jongle entre l’historique, des personnages un peu fantastiques et le merveilleux de la nature.

A la relecture, certains acceptaient mal cette façon d’écrire, ne comprenaient pas l’utilisation du prénom Ambre à la préhistoire, et c’est pourquoi j’ai ajouté la toute première planche, une planche “0”, afin que l’on comprenne que la Loba et ses pouvoirs passent d’un personnage à l’autre au fil des siècles. On a aussi essayé de traduire cela dans le choix des couleurs, avec Guy Raives, en utilisant des tonalités différentes selon les époques... On m’a dit qu’il s’agissait d’une construction inhabituelle, mais je ne voulais pas non plus multiplier les flash-backs. Le récit a évolué en cours d’écriture, j’ai déplacé certaines pages, mais la planche “0”, en introduction, s’est imposée et aide à la compréhension de la suite.

L’aspect historique du récit vous a-t-il demandé un gros travail de documentation ?

Pas au départ, j’ai démarré de manière assez naturelle... Mais comme ce fut le cas pour d’autres histoires, j’ai généralement tendance à accumuler les bouquins, sans idée précise, puis à aller piocher dans cette bibliothèque, à feuilleter...et à y trouver de quoi préciser une idée ou enrichir une histoire. Ainsi j’ai découvert l’histoire de la Loba dans l’ouvrage de Clarissa Pinkola Estès Femmes qui courent avec les loups, qu’on m’avait offert à l’époque de sa parution. A ce moment je travaillais encore sur Tendre Violette. Et puis, en me documentant, j’ai découvert différents éléments de l’Histoire de qui ont toujours un impact aujourd’hui.

En avant-propos, vous évoquez une menace sur votre région qui a influencé votre écriture...

Oui, un gros projet éolien, avec un pseudo-prétexte écologique qui ne résiste pas à l’analyse. Le moteur est tout simplement le pognon ! On se bat contre dans le village et ça m’a amené à changer mon scénario. Il s’agit d’éoliennes de 200 m de haut, imaginez...la hauteur de la Tour Montparnasse ! Heureusement, le retour d’une petite chauve-souris, la barbastelle, présente depuis 3 ans, peut jouer en notre faveur. Il s’agit d’une espèce rarissime, qui avait disparu depuis une vingtaine d’années. On en trouve chez nous, près d’Orval aussi et à un endroit en Flandre. Or les éoliennes constituent évidemment une menace pour ces chauves-souris. Quand elles sont en vol, le mouvement des pales des éoliennes crée une différence de pression telle qu’elles explosent intérieurement avec d'énormes hémorragies internes. De plus ces éoliennes se trouveraient sur un couloir de migration des grues... Tout va trop vite, et c’est toujours pour le fric. Regardez les polémiques autour de la 5G... Dans Le loup m’a dit, on en revient à la sagesse du loup...

Vouliez-vous transcrire une forme de colère dans votre récit ?

J’évoque cette problématique dans le deuxième volet de Le loup m’a dit, mais je pense que je le fais assez gentiment, calmement, du moins de manière raisonnable, vous verrez...

Le loup succède à l’ours dans votre bibliographie...

Effectivement, puisque mon album précédent était Le fils de l’ours. J’ai eu une maison dans les Vosges, non loin de Gerardmer et aujourd’hui c’est mon fils qui y vit. C’est ainsi que je me suis intéressé à l’histoire du dernier ours des Vosges et à ce qui tournait autour... De plus, depuis L’ours, le film de J-J. Annaud, j’avais toujours eu envie de dessiner des ours et jusque-là l’occasion ne s’en était pas encore présentée.

Un autre élément de votre actualité est la récente réédition de La petite reine...

Dupuis poursuit la réédition en noir et blanc d’albums initialement publiés chez Casterman. La petite reine était parue en 1992. L’approche est différente, plutôt polar, mais le rapprochement entre les colonies d’abeilles et la société humaine est toujours d’actualité. De plus comme l’abeille constitue un baromètre écologique, ça tombe bien que cette réédition intervienne maintenant. Et cela permettra peut-être à un nouveau public de découvrir cette histoire.

On découvre aussi un agenda Jean-Claude Servais, une première pour vous ?

Non, mais une première chez Dupuis, jusque-là il était proposé par les éditions Weyrich et je sais que mes lecteurs l’apprécient... Je suis vraiment heureux du travail qui a été effectué pour cet agenda, Françoise Michaux, la graphiste qui s’en est chargée, m’a présenté deux projets et on a retenu celui qui comptait le plus d’illustrations, axées sur le thème de l’ours. Il reste à espérer que l’agenda puisse accompagner une année 2021 plus positive que celle qui s’achève... 

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Pierre Burssens
19/11/2020