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Entretien avec Vincent Odin

"Tibet dessinait, et c’est ce qu’il préférait faire !"

Chacune des Biographies en images des éditions Daniel Maghen constitue un petit événement pour les passionnés de BD. Récemment publié, Mystères ! ne fait pas exception. En 360 pages et près d’un millier d’illustrations, Vincent Odin nous fait redécouvrir, de l’intérieur, l’œuvre de Tibet. Chick Bill et Ric Hochet sont évidemment au rendez-vous, mais aussi de nombreux personnages et séries, peu ou pas connus, nés du crayon de cet amoureux du dessin, travailleur infatigable. L’ouvrage est imposant, émouvant et impressionnant. Toute la passion de Gilbert Gascard, Marseillais devenu Bruxellois, s’y perçoit. Et de surprise en découverte, le lecteur réalise qu’il connaissait si peu Tibet.  Vincent Odin signe la conception et la réalisation de Mystères ! et l’évoque pour Auracan.

Comment  le projet de Mystères s’est-il  élaboré ?

L’idée de cet ouvrage n’est pas neuve. En fait, un premier contact avait été établi avec Tibet à l’occasion d’une exposition à la galerie Daniel Maghen. L’expo était essentiellement composée de planches de Chick Bill, dont je suis amateur, et de caricatures, et l’envie de consacrer un ouvrage à Tibet a commencé à se préciser. Le projet d’un livre a été évoqué en 2008, mais Tibet nous a quitté en 2010. Le principe de la collection Biographies en images est de faire découvrir la carrière et la vie d’un dessinateur à travers ses dessins.

Nicole Tibet et son fils, Bibi

Nicole et Bibi, premier fils de Tibet

On opère une sélection de dessins que l’auteur commente. C’est de cette manière que l’on a procédé avec Vicomte, Cosey et Juillard. Pour Heroïc, consacré à Maurice Tillieux, j’ai fouillé dans les interviews qui avaient été données par celui-ci et j’ai été à la rencontre de ceux qui l’avaient croisé. Et j’ai appliqué le même principe pour Mystères !. Je tiens d’ailleurs à souligner que si cet ouvrage a pu être mené à terme, c’est grâce à Nicole, l’épouse de Tibet, et à son fils Bibi. J’ai passé une semaine chez eux à trier et scanner une bonne partie des illustrations reprises dans ce livre.

L’occasion de faire des découvertes ?

Bien sûr, des choses peu connues ou… inconnues. Je pense aux illustrations réalisées dans sa jeunesse, ou encore à Alan Brawl, sa première BD réalisée à l’âge de 16 ans. À cet âge, la plupart des jeunes se limitent à dessiner quelques planches. Tibet, lui, avait entièrement bouclé une histoire de plus de 70 pages, et il s’agissait déjà d’une enquête menée par un « privé » qui ressemblait plutôt à l’un des Dupondt qu’aux personnages qu’il allait construire ultérieurement, comme, par exemple, Dave O’Flynn, pour Heroïc Albums, très inspiré des polars et films noirs américains de l’époque…

Qu’est-ce qui caractérise l'oeuvre de Tibet ?

Elle est particulière pour plusieurs raisons. Alors que généralement, un auteur en vient à se consacrer à une série qui peut, à la rigueur, écraser d’autres projets, Tibet a poursuivi parallèlement 2 séries très différentes : Chick Bill et Ric Hochet. Avec régularité et… productivité, puisqu’on compte une septantaine d’albums de Chick Bill – dont les personnages, animaliers au départ, se sont « humanisés » à partir du 4ème épisode – et 78 aventures de Ric Hochet. On sent que Chick Bill était sans doute préféré par Tibet, qui y injectait son humour. Mais comme la série ne rencontrait pas l’assentiment d’Hergé et se voyait reléguée dans les dernières places du référendum des lecteurs du journal Tintin, Tibet s’est souvenu de ses personnages de détectives et a développé Ric Hochet avec André-Paul Duchâteau. Et dès le départ, Ric Hochet a cartonné ! Une autre de ses particularités est sans doute d’avoir dû trouver un équilibre entre différentes « écoles ». La ligne claire d’Hergé, qui l’intéressait  pour sa lisibilité, mais d’autre part le dessin très vivant de Franquin, et son humour. Tillieux, à sa manière, avait déjà dû se plier au même genre d’exercice…

En découvrant Mystères !, on mesure l’énorme travail effectué par Tibet. La BD ce n’est pas que le talent et l’inspiration, c’est aussi énormément de boulot…

Daniel Maghen, Nicole Tibet et Vincent Odin

Daniel Maghen, Nicole Tibet et Vincent Odin

Assurément, et il y avait la quantité et la qualité du travail. En zoomant sur certaines planches de Chick Bill, j’ai vraiment pu mesurer cela, avec un beau trait de pinceau, très souple… On ne le réalise pas toujours, mais à mon sens, certaines planches de Tibet sont aussi belles que celles de Jacobs, par exemple… Et il y a des aspects amusants, dans Ric Hochet notamment. Mitteï aidait Tibet pour les véhicules, mais était très influencé par Franquin. Quand on détaille des planches de cette période, on s’attend presque à voir apparaître une Turbotraction, tant son dessin était typé… Et dans les interviews de Tibet, l’importance du travail revient souvent. Quand, à 13 ans, il rencontre Hergé pour le première fois, le conseil que lui donne Georges Remi  est de travailler beaucoup. Tibet est un bosseur qui veut y arriver. Le nombre de personnages, de séries, de projets refusés ou parus sur quelques pages avant d’être enfin sollicité par Raymond Leblanc en constitue une démonstration étonnante. Et puis, dessiner, c’est, avant tout, ce qu’il aimait. Tibet n’avait pas d’autre passe-temps, il dessinait, et c’est ce qu’il préférait faire !

Techniquement, comment procédez-vous pour reproduire le plus fidèlement possible ces documents originaux ?

Comme je vous l’ai expliqué, je réalise les scans moi-même, en me rendant sur place avec mon matériel, ou alors j’emporte certains documents quand c’est possible. Pour Mystères !, j’ai pu bénéficier d’un support important du Centre Belge de la Bande Dessinée. Je tiens à conserver les traits de crayon, les annotations de l’auteur… Je trouve les planches, dans cet état, plus « vivantes », porteuses de leur histoire, de l’histoire de leur réalisation, et je m’élève contre certaines techniques de nettoyage, par bains notamment, qui leur enlèvent vraiment quelque chose. Quand je feuillète un livre consacré à la peinture, j’aime retrouver la brillance des œuvres, les craquelures des vernis… Ensuite, pour ce qui est de la conception du bouquin, je veille à alterner du noir et blanc, de la couleur, du crayon… L’ensemble doit être rythmé et agréable à lire et à feuilleter. Quand j’ai entrepris la Biographie en images de Laurent Vicomte, j’ai découvert ses travaux un peu en bazar chez lui. Et j’ai eu envie de les montrer au lecteur comme je les découvrais. Cela apporte quelque chose en plus, comme une vibration, et permet de transmettre des choses magnifiques.

On a parfois le sentiment que Tibet et son dessin n’ont pas été reconnus à leur juste valeur…

C’est vrai. Tibet est toujours resté quelqu’un d’abordable, de modeste, et il ne pouvait s’empêcher parler de ses confrères et, souvent, de les mettre en avant. Ce n’était pas quelqu’un qui se faisait mousser et finalement cette forme de discrétion lui a peut-être joué des tours. N’oublions pas qu’il a longtemps été directeur artistique au Lombard, et que son rôle était alors de conseiller d’autres dessinateurs. Peut-être est-ce lié à cela…

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Pierre Burssens
28/12/2015