Entretien avec Christian Rossi et Cédric Apikian
Ce qui pouvait être dérangeant dans ce contexte, c’était la "belle image", quelque chose d’élégiaque...
Comment galvaniser les troupes quand le moral sombre, que l’on pressent l’enlisement dans l’horreur ? Un capitaine du contingent canadien, dépêché sur le sol français, forme un commando de snipers amérindiens, dont le fameux soldat Odawaa, matricule Tomahawk. Très vite ses faits d’armes, surhumains, d’une violence inouïe, sèment la panique dans les lignes ennemies.
Cédric Apikian, réalisateur de nombreux moyens et courts métrages ainsi que de clips, documentaires et séries TV signe son premier scénario de BD avec La ballade du soldat Odawaa. L'album contraste agréablement avec les nombreux récits a qui ont été publiés lors de la période du centenaire de la première guerre mondiale. Au dessin, Christian Rossi immerge personnages et lecteurs dans un no man's land chaotique et menaçant, mais aussi porteur de mystère(s). Entre violence et poésie, entre histoire de guerre et western, les auteurs nous en disent plus au sujet de ce remarquable one-shot.
Cédric, La ballade du soldat Odawaa était, à l’origine, destinée à devenir un film, comment en êtes-vous venu à en faire un scénario de BD ?
christian Rossi et Cédric Apikian |
Cédric Apikian : J’étais à la recherche d’un producteur, et idéalement, vu le sujet, j’imaginais une forme de coproduction franco-canadienne. J’avais, en tous cas, envie de raconter cette histoire car je pensais tenir un sujet intéressant. J’ai pensé à la BD car, en même temps je travaillais à la réalisation d’une émission consacrée à la bande dessinée. J’ai contacté divers éditeurs, et quand on me demandait à quel dessinateur je pensais, je répondais que je souhaitais travailler avec Christian Rossi. Ca a pris pas mal de temps pour obtenir des réponses mais, entretemps, j’ai rencontré Christian dans le cadre de cette émission. Nous avons sympathisé, on a mesuré que nous étions sensibles aux mêmes choses, que nos deux univers étaient assez proches. Plusieurs scénarios lui avaient été proposés mais je lui ai soumis le mien et il l’a choisi directement. Et à partir de là les choses se sont accélérées.
A travers l’album, vous nous faites découvrir un rôle très peu connu des amérindiens...
CA : Oui, aujourd’hui on connaît le rôle des wind talkers pendant la deuxième guerre mondiale grâce au film qui leur a été consacré, mais jusque-là le grand public n’en avait pratiquement pas entendu parler. Odawaa, lui, est une synthèse de différents personnages authentiques, et notamment de Francis Pegahmagabow, considéré comme un héros au Canada. Ce dernier, tireur d’élite, est, à lui seul, crédité de 378 allemands tués et 300 faits prisonniers !
Parmi les remerciements en début d’album, vous citez Hugo Pratt et Sergio Leone, dont on retrouve l’influence dans le scénario. Pouvez-vous nous en dire plus ?
CA : Je crois que c’est Sergio Leone qui m’a conduit à devenir réalisateur. J’ai d’ailleurs consacré mon mémoire à Il était une fois en Amérique et à sa construction très particulière, en analysant la manière dont est racontée l’histoire. La dernière image du film nous montre le personnage de Robert De Niro qui sourit, et ce sourire m’a longtemps perturbé. Or j’ai découvert dans l’ouvrage de Noël Simsolo Conversation avec Sergio Leone qu’on attribuerait à l’opium la possibilité de voir l’avenir. En tenant compte de cela, on redécouvre le film, avec une compréhension différente. Il s’agit d’un détail mais qui entraîne toute une remise en question. J’adore ce genre d’effet, et les lecteurs peuvent le mesurer dans La ballade du soldat Odawaa.
Pratt je l’ai découvert plus tard, j’étais étudiant en fac et je pense que c’est sa poésie dans le silence, les moments de réflexion qu’il glisse dans la narration d’une aventure qui m’ont séduits. Mais d’autres auteurs m’ont influencé, je pense notamment à Terence Malick et à sa Ligne rouge par rapport auquel on peut aussi trouver une filiation dans la ballade... dans la manière dont un personnage se rattache à quelque chose pour survivre dans l’enfer de la guerre... Mais j’aime plein d’autres auteurs, avec des écritures différentes, et qui m’ont nourri.
Plusieurs critiques ont évoqué une composante western à La ballade du soldat Odawaa. Etait-ce votre volonté en écrivant cette histoire ?
CA : Non, pour moi, clairement, il s’agit d’une histoire de guerre, avec des espaces laissés à la poésie et à la violence, les deux y étant très forts.
Christian, on vous retrouve dans un registre assez différent des Amazones, votre précédent album...
Christian Rossi : Pas tant que ça sur le fond, puisqu’on y retrouve deux camps qui s’affrontent dont on peut épouser la cause ou pas, et puis comme l’a expliqué Cédric, il y a de la violence, de la poésie, et j’y ajouterais la nature...
Ca c’est pour le fond. Mais pour la forme, oui, ça se marque davantage. Je n’ai pas essayé d’adapter consciemment mon dessin au sujet, mais j’ai consulté de nombreux documents d’époque, en noir et blanc ou colorisés, et je pense que j’ai dû en tirer une sorte de codage... Par contre il y a un truc qui m’a frappé dans toutes ces images, ce no man’s land où tout est détruit, écrasé, qui est devenu quelque chose d’abstrait, sans point de repère, et j’ai vraiment trouvé ça intéressant. La proportion de noir, à l’encrage, est assez importante,mais c’est ce qui indique la troisième dimension, s’en suit une forme d’écriture graphique qui, je l’espère, convient au sujet et à son ambiance...
CR : Pour moi, ce qui pouvait être dérangeant dans le contexte du récit, c’était la belle image, quelque chose d’élégiaque qui n’aurait pas été réaliste. Les protagonistes sont en quelque sorte plongés dans un shaker, dans le chaos, la boue, le sang... L’apport du coloriste a d’ailleurs été très important. Je voulais des couleurs empoisonnées, des pluies de cendres... Je lui ai fourni beaucoup d’indications mais son travail n’a pas été simple, loin de là...
Nous évoquions Sergio Leone avec Cédric, or il est impossible à ne pas penser au film Le bon, la brute et le truand quand on découvre les décors des scènes se déroulant à l’abbaye de la ferme blanche...
CR : C’est un film dans lequel je suis tombé dans un cinéma de quartier alors que je devais avoir 12 ans. J’y accompagnais mon frère, plus âgé, et j’avais pu passer discrètement devant l’ouvreuse. Et dès les premières images du film, j’ai été scotché ! A tel point que, vers les trois quarts de la projection, une bagarre a éclaté, pas dans le film mais dans le cinéma, et je ne m’en suis même pas rendu compte. J’étais tétanisé par l’écran ! Et après ça, croyez-le ou pas, j’ai dessiné le personnage de Clint Eastwood tous les jours pendant un an. J’ai revu de nombreuses fois Le bon, la brute et le truand depuis, et c’est devenu une référence graphique qui ressort presque malgré moi. Il y a aussi une symbolique, un côté cirque romain dans ce décor...
Cédric, on compare souvent la BD et le cinéma. Certains évoquent les points communs, d’autres les différences entre les deux médias...
CA : Au niveau du scénario, je pencherais plutôt vers les points communs, le même lexique, le même vocabulaire. Mais il est évident que du côté de l’image, la BD doit suggérer le mouvement alors qu’on en dispose au cinéma. On doit forcément en tenir compte dans le scénario, et pour le reste vient le talent du dessinateur...
Propos recueillis par Pierre Burssens le 6 mars 2020
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Visuels © Rossi, Apikian / Casterman
Photos © Pierre Burssens