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Entretien avec Mateo Guerrero

"Créer le personnage principal d’une série, c’est un peu comme choisir l’acteur qui tiendra le rôle-vedette d’un film"

On avait déjà pu apprécier le talent de Mateo Guerrero dans différentes séries, et notamment dans Gloria Victis, mettant en scène le monde des courses de chars dans l'antiquité romaine. Dans Jakob Kayne, sur un scénario de Sylvain Runberg, il aborde un tout autre univers mêlant aventure de cape et d'épées et fantastique. Un contraste qui se marque également dans la technique de dessin adoptée. La Isabela, premier volet de cette uchronie, se révèle, en tous cas, très prometteur. Nous en avons parlé avec le dessinateur lors de son passage à la Foire du Livre de Bruxelles.

Comment êtes-vous passé à Jakob Kayne, une série très différente de Gloria Victis ?

Mateo Guerrero : Je connaissais Sylvain Runberg et je savais qu’une collaboration entre nous était possible, avec le soutien de l’éditeur. Quand j’ai vu se préciser progressivement la fin de Gloria Victis, j’ai pris contact avec Sylvain et on a cherché une idée ensemble. On est arrivés peu à peu au concept de base de Jakob Kayne, mais au fil de nos conversations celui-ci a évolué, s’est affiné. Finalement, Sylvain a remis tout ça en musique et m’a fourni un scénario qui m’a tout de suite plu et, surtout, que j’ai eu vraiment envie de dessiner. Jakob Kayne était sur les rails !  Gloria Victis était une série historique et ici j’aborde le fantastique mais qui se conjugue à une aventure de cape et d’épées, cette dernière association me plaisait particulièrement. Mais avant Gloria Victis, j’avais déjà tâté du fantastique, plutôt médiéval ou fantasy,  mais aussi d’autres types d’univers. J’aime bien de pouvoir changer, de me renouveler. Si je devais citer un aspect original de Jakob Kayne, ce serait son masque. Alors que les gens qui portent un masque le font généralement pour ne pas être reconnus, Jakob, lui, en a besoin pour que l’on se souvienne de lui !

C’est un changement d’univers, mais aussi un changement de dessin…

Une décision que l’on doit prendre au début du travail, oui… Pour Gloria Victis je privilégiais les couleurs directes alors que pour Jakob Kayne je voulais retrouver la force de l’encrage. Le rendu est complètement différent. On perd parfois en dynamisme avec l’encre, mais cette technique permet davantage de contrastes, quelque chose de plus rude, plus sombre, une approche très différente des scènes nocturnes aussi, et cela convenait mieux à la série et à ses thématiques.

Comment avez-vous défini, graphiquement, le personnage de Jakob Kayne ?

C’était un petit défi, car justement les séries de cape et d’épées sont plutôt rares et que je tenais vraiment à cette référence. Donc je me suis tourné vers les images généralement associées au genre. Un personnage principal moustachu s’est peu à peu imposé et je me suis rendu compte que, finalement, ce type de personnage est plutôt rare en BD. Peut-être la moustache est-elle démodée ? Quant à son masque, il s’agit d’un menpo, un masque qui faisait partie des armures des samouraïs et qui assurait la protection du visage. J’ai découvert ce type de masque dans un magazine, et cela correspondait vraiment à ce que je désirais pour Jakob. Créer le personnage principal d’une série, c’est un peu comme choisir l’acteur qui tiendra le rôle-vedette d’un film. Une bonne part de la réussite du film repose sur ses épaules, et pour une BD c’est assez similaire. Il faut aussi prendre en compte les contraintes du dessin. Entre le début et la fin de La Isabela, le dessin de Jakob évolue en douceur, très progressivement…  Actuellement, je peux dessiner Jakob sans me baser sur les modèles que j’ai créés, sur mes repères graphiques. Et je dis souvent que le héros d’une série doit, à terme, presque pouvoir se dessiner lui-même, c’est-à-dire uniquement suivant des gestes-clés de dessin, sans nécessiter trop de réflexion ou d’hésitations de la part du dessinateur.

Quand on découvre les costumes, les uniformes, on pourrait, à première vue, penser qu’il s’agit d’une série historique et puis le fantastique apparaît très progressivement…


Devant une porte de La Isabela ?

Oui, mais il s’agit d’une uchronie. Les vêtements et les uniformes rappellent le XVIIIe S., et ce point de repère était nécessaire pour donner une base stable, solide, au récit et au lecteur. Je me suis d’ailleurs beaucoup documenté pour cela. Mais petit-à-petit, on découvre les facultés particulières de Jakob, les noms de certains personnages, les décors qui rassemblent des éléments parfois assez hétéroclites. La Isabela est une île fortifiée, mais j’ai pu me permettre de glisser certains détails de villages de ma région dans l’une ou l’autre case, ce genre de chose… C’était parfois difficile, mais surtout intéressant et amusant de créer cet univers plutôt exotique. Ca m’a procuré de très bons moments et, finalement, on pourrait définir cela comme une variation autour du réel.

Ils n’occupent pas le premier plan du récit mais on découvre dans Jakob Kayne des navires très particuliers…

Sylvain m’avait donné très peu d’indications à leur sujet dans son scénario. Il me parlait justes de « navires énormes », ce qui est assez facile à dire, mais pas à imaginer dans le contexte de l’histoire.

Dans la réalité, qu’est-ce qu’un énorme navire ? Un porte-containers ou un pétrolier…  J’ai pensé à la taille de ces bateaux et puis, petit à petit, je suis arrivé à l’idée de ces « pentamarans » très spéciaux, comme celui du Sultan omeykhim qui ressemble un peu à une ville flottante…  J’espère avoir pu restituer ce côté énorme, imposant…  Je ne vous cache pas que cela m’a demandé beaucoup de travail !

Comment s’organise le travail avec Sylvain Runberg ?

Je dispose d’un synopsis de base de l’histoire, et puis il me fait parvenir le scénario par séquences, au fur et à mesure de son écriture. Si je ne comprends pas quelque chose ou si des détails sont à régler, on se fixe un rendez-vous virtuel et on en discute. Mais il me laisse beaucoup de liberté, de ce côté c’est facile de travailler avec lui, pour un dessinateur c’est vraiment confortable.

En combien d’albums la série est-elle prévue ?

A priori il s’agira de trois tomes. La moitié du tome 2 est dessinée, et nous espérons qu’il pourra être publié avant la fin 2019. Le troisième album paraîtra en 2020. Il ne faut pas laisser le lecteur attendre trop longtemps. Vous verrez, par rapport à tout ce que Sylvain développe comme arcs narratifs dans le prochain album, la Isabela fait vraiment office de tome de présentation. On va en apprendre beaucoup plus sur le héros et son frère, ils vont beaucoup bouger, voyager, et cela va me permettre de créer d’autres décors, de développer d’autres univers…

La couverture de l’album est assez exceptionnelle, pouvez-vous nous en dire plus ?

Beaucoup de gens en parlent, en effet ! Nous n’avions pas d’idée précise pour le dessin de couverture, et puis comme il s’agit aussi d’un récit d’aventure et de voyage, j’ai pensé aux célèbres couvertures des romans de Jules Vernes, avec ce côté un peu baroque. Nous en avons discuté avec la maquettiste et quelques temps après elle m’a présenté un projet…formidable ! Nous allons donc conserver ce principe de couverture pour les deux autres albums à venir, mais avec un côté évolutif, des éléments spécifiques à chaque album qui formeront cette sorte de cadre doré autour de la vignette principale. Pour la petite histoire, je suis passé récemment devant la vitrine d’une librairie et j’ai été, au sens propre, ébloui. Plusieurs exemplaires de La Isabela s’y trouvaient et le soleil éclairait complètement cette vitrine. Les dorures des couvertures amplifiaient et renvoyaient ce rayonnement !

On découvre de plus en plus de vos compatriotes édités en France ou en Belgique. Existe-t-il actuellement une véritable « école espagnole » de la BD ?

L’Espagne compte beaucoup d’auteurs, mais on ne parle pas espagnol dans d’autres pays d’Europe, ce qui limite le marché. De plus, en Espagne, les comics et les mangas doivent représenter une bonne moitié des ventes, et pas mal d’éditeurs préfèrent faire traduire du matériel précédemment édité à l’étranger. D’autre part, ça débouche sur un grand mélange d’influences graphiques, et les dessinateurs espagnols réalisent souvent une synthèse de tout cela. Personnellement, avant d’atteindre la BD franco-belge, j’ai travaillé dans les comics, j’ai dessiné des choses très différentes et j’ai même réalisé des cartoons pour le grand quotidien El pais, mais la plupart des BD que je lisais, je les lisais en français.

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Pierre Burssens
06/03/2019