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Entretien avec Jack Manini et Etienne Willem

"Le contexte historique constitue un formidable terreau mais ne doit pas dominer le récit..."

Tous, ils se battent pour le cœur de Julie, la jolie voyante à l’entrée de l’Exposition. Un étudiant romantique et bohème, deux scaphandriers jumeaux et anarchistes, un fils illégitime de tsar, un moujik palefrenier et Julot, un pilote de bateau-mouche. Séducteur arriviste, Julot veut utiliser Julie pour influencer quelques intimes de l’Empereur et ainsi s’assurer une promotion au sein de la compagnie « des Mouches ». Mais tous ces prétendants sont-ils bien sincères ? N’ont-ils pas un autre objectif que le cœur de la belle ? Ne cherchent-ils pas plutôt à utiliser ses dons de voyance pour renverser l’empereur des Français et le tsar des Russes ?

Paris 1867, tome 2 de La fille de l’Exposition universelle (Grand Angle), a confirmé toutes les qualités de son prédécesseur. Le CBBD – Musée de la BD Bruxelles consacre jusqu’au 1er septembre les cimaises de sa Gallery à cet album scénarisé par Jack Manini, dessiné par Etienne Willem et mis en couleurs par Tanja Wenich. De quoi apprécier plus encore le bel équilibre des planches du dessinateur, entre sens du détail et lisibilité, ou encore les références à l’Art déco dans la construction de certaines d’entre elles. Pour nous c’était aussi l’occasion d’y rencontrer Jack Manini et Etienne Willem, accompagnés de leur coloriste Tanja Wenisch.


Tanja Wenisch, Etienne Willem et Jack Manini

Le concept de La fille de l’Exposition universelle est assez particulier. Comment le définiriez-vous ?

Jack Manini : Je dirais qu’il s’agit d’une série autonome qui se déroule dans un cadre extraordinaire, celui des différentes Expositions universelles qui ont eu lieu à Paris, ce qui nous permet de capter à chaque fois l’air du temps et de proposer au lecteur des aventures indépendantes avec des thématiques différentes. J’ai eu la chance de découvrir d’importants ouvrages illustrés consacrés à chacun de ces événements, sept Expositions universelles et deux Expositions coloniales.

La série s’articulera-t-elle de cette manière ?

JM : Nous l'espérons, en tous cas, peut-être même avec un dixième album, car si nombre de monuments et édifices parisiens sont issus de ces expositions, de nombreux autres pavillons ont été déplacés et sont aujourd’hui éparpillés dans toute la France. Cet aspect pourrait être intéressant à exploiter…

Julie Petit-Clou, l’héroïne de la série, vieillit donc à chaque album. Était-ce un challenge de traduire cela en dessin ?

Etienne Willem : Julie a 12 ans en 1855, dans le premier album. Elle en aura 94 dans le dernier. D’un tome à l’autre, ça représente un changement important que je dois évidemment prendre en compte…et qui risque de se compliquer avec le temps lors des séances de dédicaces ! De plus, Julie doit conserver son charme, quel que soit son âge.  Mais par ailleurs, si l’intervalle entre chaque Exposition peut sembler relativement limité, de très nombreuses modifications y prennent cependant place. Je dois notamment jongler avec l’évolution du costume masculin et féminin. Le premier change assez peu, mais les tenues de ces dames se transforment beaucoup. Heureusement, elles vont généralement vers quelque chose de plus simple à dessiner ! Plus globalement, par rapport au thème central de la série et à ce que l’on y découvre, ma grande préoccupation est de proposer au lecteur un dessin détaillé mais qui ne soit pas trop touffu. L’histoire a toujours la priorité. Nous voulons favoriser sa lisibilité et éviter que, pour le lecteur, elle ne vienne à se diluer dans un trop-plein de détails.

A la lecture des deux premiers tomes, on ne peut qu’être surpris de l’ampleur de ces événements pour l’époque…

JM : Un de leurs objectifs était de proposer une vitrine scintillante de la grandeur de l’Empereur ou, suivant les éditions, du Président en place ! Et malgré le succès rencontré par ces Expositions universelles, chacune d’elles se solda par un gouffre financier. Une nouvelle Exposition universelle était programmée à Paris pour 2024, mais elle a finalement été annulée au profit des Jeux Olympiques. Ceci dit, dans la BD, notre priorité est de raconter à chaque fois une histoire humaine. Le contexte historique constitue un formidable terreau mais ne doit pas dominer le récit. La thématique de Paris 1867 porte principalement sur les amours contrariées de notre héroïne ! Julie est devenue une belle jeune fille de 24 ans, un cœur à prendre qui a de nombreux prétendants. Et tous veulent arriver à leurs fins !

 


Au coeur de l exposition...

Graphiquement, pourquoi avoir choisi de revenir à un encrage classique ?

EW : Mes séries précédentes étaient réalisées en crayonnés et couleurs directes. Ici, nous voulions d’une part pouvoir profiter d’aplats de noir et, d’autre part, j’avais envie de retrouver cette technique depuis pas mal de temps. Et finalement, on constate que l’encrage procure davantage de puissance au dessin.

Le découpage de certaines planches fait référence à l’Art déco. Cela entraîne-t-il une manière différente de les élaborer ?

EW : Le contexte permet ce type de mise en page, mais nous essayons toujours, Jack et moi, de partir de la narration avant d’entreprendre ce travail. Par exemple, une planche évoque un coeur, par sa forme et son découpage. Mais on y parle des amours de Julie. Ce n’est donc pas gratuit, mais afin de servir le récit quand c'est possible.

Avoir choisi de donner ce don de voyance à Julie vous permettait-il d’introduire un élément fantastique dans la série ?

JM : C’était un choix délicat et finalement ce don se révèle assez casse-gueule ! Pour elle, c’est un peu la potion magique d’Astérix ou la kryptonite de Superman…  Elle a beaucoup de mal à prédire l’avenir de ses proches car elle voit des événements trop sombres se préciser, mais en même temps, comme elle reçoit une trentaine de personnes par jour dans sa roulotte, il ne lui est pas possible de se blinder contre tout ce qu’elle perçoit. Mais je ne tiens pas à éventer certains éléments de l’intrigue en en disant plus…

Quand vous mettez en scène un personnage historique comme le Baron Haussmann dans Paris 1867, de quelle marge de manœuvre disposez-vous ?


...dans la Gallery du CBBD

JM : On choisit de le faire pour enrichir l'histoire. Dans ce cas, on sait que Napoléon III était un chaud lapin. Haussmann l’était peut-être un peu moins... Comme nous le montrons dans l’album il mesurait près de 2 m et son physique était impressionnant. Quant à sa volonté de transformer profondément les boulevards parisiens en privilégiant la ligne droite, elle était bien présente et a modifié profondément la structure de la ville. On peut penser que cela ne s’est pas concrétisé sans dégâts collatéraux. Cette nouvelle vision de l’urbanisme avait d’ailleurs déjà séduit le futur Napoléon III lors de son exil à Londres…

Tanja, chaque tome de La fille de l’Exposition universelle peut être abordé séparément. Pour la coloriste, cela entraîne-t-il de créer une ambiance différente pour chacun d’entre eux ?

Tanja Wenisch : Au départ, j’écoute Jack et Etienne, j’essaye de respecter leurs souhaits, mais ça déclenche aussi des idées. Pour moi, chaque image doit être lisible et jolie. C’est comme ça que j’ai choisi cette gamme orange pour la couverture et certaines scènes de Paris 1867. En travaillant, en parcourant les planches, certaines images m’inspirent et me dirigent vers telle ou telle couleur, tel ou tel sentiment. Par exemple, j’adore la scène où Arthur et Julie se retrouvent sur le toit d’un bâtiment et dominent Paris. Je trouve cela tellement beau, ça me touche ! Une séquence de l’album est traitée dans des nuances de vert, ça m’est venu spontanément. Le travail d’une coloriste est de renforcer les émotions, les ambiances, de créer du contraste entre les séquences. Je crois qu’il s’agit autant de mise en ambiances que de mise en couleurs. Sinon, ce serait simplement du coloriage !

EW : Il est regrettable que les coloristes soient souvent mis de côté. On parle beaucoup du métier des auteurs, pas assez de celui des coloristes, et pas uniquement quant à leur apport artistique. On oublie souvent, notamment, que le travail des coloristes arrive en fin de planning, et que si les auteurs ont pris du retard, c'est à la coloriste de le combler…tout en exigeant quand même d'elle du bon boulot !

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Pierre Burssens
02/07/2019