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Entretien avec Emmanuel Lepage et Sophie Michel

Emmanuel Lepage

À 41 ans, Lepage profite de chacune de ses nouveautés pour se remettre en question graphiquement. La variété de ses ouvrages n’a d’égal que leur qualité : Névé, La Terre sans mal, Alex Clément est mort, Muchacho, Les Voyages d’Anna… Le revoici avec le premier volet de Oh, les filles !, une jolie histoire de fillettes et de femmes que lui a écrite Sophie Michel, la mère de ses enfants. Rencontre.

Vous voici chez Futuropolis avec une nouvelle histoire en deux tomes : Oh, les filles ! Quelle en fut la genèse ?
Emmanuel Lepage : Sophie Michel avait proposé ce scénario à Claude Gendrot (éditeur chez Futuropolis, ndlr) qui a tout de suite été enthousiaste. Sophie et moi avons vécu ensemble et l’idée de me le proposer a semblé une évidence. Je n’ai pas donné mon accord tout de suite malgré l’intérêt que je portais à cette histoire : je finissais Muchacho et j’ai beaucoup de mal à me projeter dans des projets à long terme. J’aime ne pas savoir ce que je ferai dans un an ou deux. J’ai attendu la fin de Muchacho pour accueillir ce livre, même si je savais que Sophie et Claude cherchaient dans d’autres directions.
Sophie Michel : Dans l’attente de la réponse d’Emmanuel, j’ai en effet envisagé d’autres dessinateurs dont j’apprécie le travail et qui me semblaient pouvoir dessiner des enfants…

Il s’agit de la première incursion de Sophie en bande dessinée…
Emmanuel Lepage : Sophie est enseignante en lettres modernes, elle a travaillé en librairie, elle connaît le monde de la bande dessinée, un langage qu’elle maîtrise parfaitement. Elle a vécu dans un monde de livres, son frère Nicolas est d’ailleurs écrivain. Longtemps, elle a été sa première lectrice et elle l’a poussé à publier. J’ai fait avec lui deux livres de voyages chez Casterman… Elle m’a d’ailleurs conseillé sur Muchacho, elle a un œil acéré ! C’est son premier scénario de BD et j’avoue qu’à la lecture, je fus épaté tant elle maîtrise la narration. Ce qui est extrêmement rare lors d’un premier scénario. On sait qu’on peut être un bon écrivain et un mauvais scénariste de BD, tant propre est ce langage…

Quelle est votre lecture de Oh, les filles !
Emmanuel Lepage : C’est une histoire de filles et de femmes. C’est une chronique qui s’étale sur vingt ans avec une écriture sensible, une recherche de vérité et de justesse. Pas de recherche de spectaculaire ou d’effets inutiles : on se concentre sur les personnages. Ce qui, pour ma part, demande beaucoup de mise en retrait du dessinateur derrière l’histoire.
Sophie Michel : Oh, les filles ! est une histoire du quotidien : dans le premier tome, on suit trois petites filles depuis leur naissance jusqu’à l’âge de neuf ans. Je souhaitais montrer les petits événements comme les grands, et lier mes personnages par une amitié forte et indéfectible. C’est donc, à la fois, l’histoire de ce groupe de trois et de chacune d’entre elles. Le titre s’est imposé à moi de manière un peu lancinante, comme la chanson… Peut-être aussi parce que je n’arrêtais pas de penser à elles.

Sophie, comment avez-vous construit votre histoire ?
Sophie Michel : Le personnage de Chloé s’est d’abord imposé, j’avais envie de raconter l’histoire d’une petite fille vivant seule avec sa mère. Au fur et à mesure de mes réflexions, les autres personnages sont apparus et ce que je voulais mettre dans un seul personnage s’est divisé en trois. Pour ce qui est de l’idée en elle-même, elle m’est venue à la suite de la naissance de ma fille et de l’expérience de ma mère (née d’une « fille-mère »). En tout premier lieu, je voulais montrer que les réactions que l’on a, les manières d’envisager le monde, l’avenir et les relations humaines, sont profondément marquées par l’enfance, par le rapport premier : celui à la mère. Le milieu dans lequel on grandit est aussi un facteur déterminant. Pour autant, ni le rapport à la mère ni l’origine sociale ne sont obligatoirement des entraves et il y a toujours moyen d’agir. Les petites filles de l’histoire, quelles que soient leurs épreuves, ne renoncent pas et s’affirment comme des individus.

Emmanuel, avez-vous participé à l’élaboration du scénario ou des dialogues de cet album ?
Emmanuel Lepage : Je n’ai quasiment rien changé au scénario de Sophie. Peut être, au cours de l’écriture, lui ai-je fait quelques observations… L’histoire est la sienne et je n’ai rien changé sur le fond. Je me suis mis au service de son histoire. Bien sûr, la mise en scène m’appartient. C’est le travail du dessinateur : comment répondre graphiquement par la construction de la page aux intentions décrites ou sous jacente du scénario ? Par exemple, c’est moi qui est choisi une construction en trois bandes : le point de vue à hauteur des enfants… J’apporte une réponse graphique à ce que je crois percevoir du scénario, j’en prolonge les intentions…
Sophie Michel : Je me trouve très chanceuse de bénéficier du talent d’Emmanuel, qu’il se soit mis de la sorte au service de mon histoire, presque avec abnégation.

Extrait de Oh Les Filles T1
Extrait de Oh, les filles ! T1

Hormis avec Dieter sur Névé, il y a peu d’hommes dans votre entourage. Soit vous élaborez en solo vos albums (comme pour Muchacho), soit vous les signez en collaboration avec des femmes scénaristes : Anne Sibran, Delphine Rieu, Sophie Michel… Hasard ou préférence d’auteur ?
Emmanuel Lepage : Je trouve, sans doute, dans une écriture de femme quelque chose qui me correspond mieux. Il y a une sensibilité, un rapport à la complexité qui me parle davantage. J’aime la compagnie des femmes, ou plutôt, je crois que j’aime tout simplement la féminité. Ceci dit, je peux aussi trouver cette sensibilité chez certains scénaristes hommes. Tout est question de regard. Je vous avoue que les histoires « de mecs » me lassent un peu !

Comme pour La Terre sans mal ou Muchacho, Oh, les filles ! est traité en couleurs directes, à l’aquarelle. Est-ce désormais une « marque de fabrique » Lepage ?
Emmanuel Lepage : Pitié, ne me parlez pas de « marque de fabrique ! Ça sent le sapin ! J’espère ne jamais être prisonnier de ça ! Mais il est vrai que l’aquarelle propose un champ de possibilités et de découvertes inouïes et je m’amuse beaucoup à en faire. Mais j’ai toujours la nostalgie du noir et blanc, la nostalgie du trait que je considère comme la noblesse du dessin. J’aime tenter des expériences nouvelles. Le prochain tome de Oh, les filles ! sera un peu différent du premier dans la facture graphique. Vous verrez, cela se justifie narrativement, mais aussi cela me permet, je l’espère, d’éviter ou du moins de ralentir la « fossilisation » de mon travail !

Extrait de Dessine-moi le bonheur
Extrait de Dessine-moi le bonheur

Quels sont vos projets ?
Sophie Michel : Pour l’instant, je termine d’écrire la suite de Oh, les filles ! : on les retrouve à l’âge de 12 ans et on les accompagne jusqu’à 23-24 ans… J’ai quelques idées pour un autre scénario, mais c’est seulement en phase de réflexion !…
Emmanuel Lepage : Pour l’après Oh, les filles !, il n’y a rien de défini. Je n’arrive pas à me projeter sur un projet  futur lorsque je suis à fond sur un livre. J’ai néanmoins un projet de croquis de voyage à Tchernobyl dans le cadre de l’association « Les Dessin’Acteurs » dont je suis membre et qui est présidée par Lidwine. Ce voyage est prévu en mai prochain et un livre devrait être publié à la fin de l’été.

Vous venez aussi de réaliser une courte histoire pour un collectif à paraître chez Dargaud…
Emmanuel Lepage : En effet, quatre pages pour Dessine-moi le bonheur. Cette injonction m’a tétanisé et j’ai mis des mois à y répondre. C’est quelque chose qui a pour le moins mûri longtemps ! Comme tous les projets annexes, c’est une occasion de défricher d’autres voies graphiques quitte ensuite à les réinvestir dans mes livres. Ces planches ont déterminé la nouvelle inflexion graphique sur le tome 2 de Oh, les filles ! 

Propos recueillis par Brieg F. Haslé en janvier 2008
Entretien initialement publié, sous une forme différente, dans [dBD] n°21.
© Brieg F. Haslé / Tous droits réservés
Visuels © Lepage - Michel / Futuropolis & Lepage / dargaud
P
hoto Emmanuel Lepage © Futuropolis

Egalement sur le site :

Lepage, une monographie Oh Les Filles T1 Muchacho

Collector : Emmanuel Lepage fait voyager Anna

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Brieg F. Haslé
04/04/2008