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Entretien avec Guy Raives

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© Raives - Warnauts / Casterman
« Nos albums se nourrissent du monde qui nous entoure. »

Rencontré cet été dans les alpages, à l’occasion de Culture Plagne 2008, Guy Raives nous raconte la genèse d’À cœurs perdus, un one-shot qui vient de sortir chez Casterman. Il lève un peu le voile sur ses projets en cours ou à venir avec son compère Éric Warnauts, avec conviction et sans manier la langue de bois. Un entretien qui donne à réfléchir sur l'époque que nous vivons...

Avec À cœurs perdus, vous sortez un nouvel album chez Casterman qui se passe outre-Atlantique...
Ce n’est pas la première fois que nous passons l’Atlantique, mais c’est vrai qu’il s’agit cette fois d’une histoire actuelle se déroulant en Colombie britannique. C’est la première fois que nous y mettons les pieds. La belle-sœur d’Éric vit à Vancouver, la fille d’un de mes meilleurs amis a épousé un Américain et vit à Seattle, un ami canadien travaille pour l’Europe, bref il y a tout un contexte.

Mais y êtes-vous allés pour voir par vous-mêmes ?
Nous n’y sommes pas encore allés, mais nous avons reçu de la documentation des gens sur place. Nous sommes partis d’un fait divers canadien qui nous avait choqués. Je ne vais pas le raconter, parce qu’il fait partie intégrante de l’album, de sa trame. Si j’en dis trop, cela va altérer la lecture de cette BD...

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extrait d'À cœurs perdus © Raives - Warnauts / Casterman
Quel est le point de départ ?
Il s’agit d’un genre de divorce de plus en plus fréquent au Canada, un pays où la libération de la femme s’est traduite par une revendication assez virulente ; en tout cas, plus marquée qu’en Europe. Lors de ruptures, des femmes vont parfois très loin pour obtenir une séparation définitive avec leur ex-mari. Cela nous avait interpellés. Dans notre album, au nom de sa propre liberté, l’une d’entre elles agit sans tenir compte des dommages collatéraux qu’elle provoque. Sa fille de 18 ans subit la décision de sa mère. Elle va aller à la recherche d’elle-même et d’un certain équilibre, dans un milieu de strip-teaseuses. Ce n’est pas un strip-tease lourd comme en Europe ou aux États-Unis. Au Canada, il existe une sorte de strip-tease provincial, un côté café de village, avec le match de hockey à la télé et la strip-teaseuse de passage. Les gens viennent là en famille, y compris avec leurs enfants s’il n’est pas trop tard. La fille fait son strip-tease, puis la chanteuse de folk enchaîne, c’est un peu étrange. J’avais lu des romans d’une Américaine racontant le périple de ces filles qui passent de ville en ville, se connaissent toutes, mais c’est en même temps un deuxième boulot, parfois pour se payer leurs études... Les distances sont souvent très grandes dans ce pays, les filles sont souvent sur les routes, et ont une habitude assez dégagée. Sur scène, ce sont des bombes sexuelles ; en dehors, elles sont neutres, parce qu’elles sont mères de famille, qu’elles ont un autre boulot. C’est très différent de Paris, de Londres ou de Las Vegas. Elles font un spectacle et rentrent chez elles où elles mènent une vie banale. Tout cela nous permettait de jouer sur ce créneau. Notre jeune fille, dont la vie va être chamboulée, joue aussi sur cette double image. Un côté très sexe, et une attitude autre dans sa tête. Elle est très consciente de l’image qu’elle peut avoir, elle va en jouer pour arriver à ses fins.

Où avez-vous trouvé votre fait divers ?
Nous l’avons entendu à la radio. Il avait occupé toute une émission. J’écoute France Inter toute la journée en travaillant, France Culture aussi. J’aime qu’on me raconte des histoires pendant que je travaille. Nos albums partent toujours d’histoires, du vécu de gens. Cela dit, c’est une longue maturation : nous avons entendu ce fait divers il y a plus de deux ans. Nous étions déjà sur Fleurs d’ébène, et nous aimons nous documenter longtemps à l’avance, intégrer de la fiction et du vécu, des choses que les gens nous racontent.

Des éponges, en quelque sorte...
Je crois que la création n’est que cela. On écoute, on se nourrit de tas de choses, et on en fait notre travail. Même Michel-Ange se nourrissait de l’actualité de son époque. Nous ne faisons rien de plus ni de moins. Et vous, comment faites-vous en tant que journaliste ?

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extrait d'À cœurs perdus
© Raives - Warnauts / Casterman
Quand je prépare un papier, j’ai besoin d’écouter les auteurs parler, raconter leur travail, entendre leur voix, voir comment ils tiennent leur crayon, pour ensuite comprendre et orienter la discussion... Toujours aux aguets, en quelque sorte.
Pareil pour nous. Le dessin est aussi un métier de voyeur, dans le bon sens du terme. C’est ton regard qui transforme la réalité. Nous avons rarement abordé nos récits avec des trames classiques, des trames de « genre ». Il y a rarement des coups de feu et des poursuites en voitures... Nous nous nourrissons plutôt de relations humaines, de vies, des fils invisibles qui nous relient les uns aux autres. Sauf de la mienne – la raconter n’a pas d’intérêt, ce serait d’un ennui mortel !

Sait-on jamais ?
Non, les BD autobiographiques nouvelle vague m’énervent. Genre : « Je me lève, j’ai fait un gros caca ce matin, ma chérie se lève, etc. » Il y en a eu beaucoup, et c’est en train de passer de mode... Ce n’est pas plus mal ! Éric et moi avons d’autres choses à dire...

En fait, on pourrait presque dire qu’Éric Warnauts et vous-même racontez toujours des aventures humaines d’un point de vue presque microscopique...
Nous racontons souvent des histoires d’amour, de sentiments, ce qui fait que des personnes s’aiment, se rencontrent, se haïssent, vivent leur vie. Cela nous intéresse plus que de montrer le vol d’un bijou dans un musée, par exemple. Techniquement, c’est bien fait, mais cela me laisse froid.

Beaucoup d’histoires de femmes, aussi...
La femme, pour nous, hommes, est la dernière Terra Incognita. L’homme est allé sur la Lune, ira peut-être un jour sur Mars, mais je ne suis pas sûr que nous ayons commencé à comprendre nos compagnes.

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extrait d'À cœurs perdus © Raives - Warnauts / Casterman

Dit autrement : comment aller sur Vénus ?...
Certes, c’est une vision, mais, pour moi, elles restent « une inconnue ». Je les trouve plus fortes. C’est aussi une expérience personnelle : j’ai trois sœurs, donc j’ai grandi au milieu de femmes, je les ai vues grandir. Les hommes ont souvent des réactions plus primaires que les femmes. Stimulus puis réponse. Les filles sont plus compliquées, plus complexes.

Parce qu’elles nous remettent en cause ?

Oui, mais aussi parce qu’elles me semblent plus riches en termes de récit. La BD est avant tout un média d’hommes, et c’est bien aussi de parler aux femmes. Notre public est composé de nombreuses femmes, et les hommes qui nous lisent comprennent bien ce que nous voulons dire.

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extrait d'À cœurs perdus
© Raives - Warnauts / Casterman
Vous avez publié Fleurs d’ébène il y a un an et demi, voici À cœurs perdus, toujours chez Casterman, et vous travaillez déjà sur le prochain album…
En effet, nous travaillons sur notre prochain one-shot, que nous venons de présenter à notre éditrice. Nous avons déjà écrit le scénario, réalisé trois planches. Ce sera une histoire en 72 pages, qui débute en 1974 à Kinshasa, lors du combat de légende opposant George Forman à Muhammad Ali, et qui s’achève à New York le 11 septembre 2001... Pour l’instant, nous voulons réaliser des one-shots, dont celui-ci. L’origine de ce récit est lointaine. Il part de bribes d’histoires racontées par des amies congolaises d’Éric, des jeunes femmes exilées en Europe. Nous suivons un personnage dont la vie va être chamboulée à ce moment-là, et qui va quitter le pays pour les États-Unis, tout comme certains de nos amis ont été obligés de le faire à une époque. Elle fait sa vie. Une gamine naît... C’est une histoire d’intégration, de métissage.

Une histoire bien d’aujourd’hui, en quelque sorte...
Oui, mais plus que cela, je crois que le métissage est l’avenir de l’homme. C’est un peu difficile de dire ça dans une société qui se crispe et se ferme, mais c’est la réalité.

Pourtant, jamais nos sociétés n’ont été aussi ouvertes.
Cela dépend de l’hémisphère dans lequel on vit... Quand on voit la politique d’immigration qui est en train d’être mise en place en Europe, cela devient affolant. On revient au Moyen-Âge. On ferme l’Europe, alors que ce continent a besoin de l’immigration. Sinon, elle vieillira et mourra. Exemple : les scientifiques ont calculé qu’au Japon, s’il n’y a pas de renouvellement, il n’y aura plus de Japonais dans deux cents ans. Une société qui se ferme est une société qui meurt.

Un discours très politique, au sens premier du terme...
Toute création est politique, toute prise de position est politique. Là-dessus, je suis sans ambiguïté.

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Guy Raives en dédicace à Culture Plagne 2008
© Maison du Tourisme de la Plagne
Plusieurs one-shots sont donc en projet. Et toujours ensemble ?
Éric et moi travaillons ensemble depuis 1985, et encore, l’année précédente, il faisait son service militaire et je réalisais déjà ses couleurs. Mais nous nous connaissons depuis plus longtemps encore. J’ai fait les Beaux-arts de Liège, lui l’Institut Saint-Luc. Nous nous sommes rencontrés en 1978, je crois.

De vrais amis de trente ans donc. Et plus que des amis, une vraie osmose dans le travail...
Oui, de vrais amis de trente ans ! Et nous sommes de vrais complices au niveau du travail. Je fais, à côté, du dessin qui n’a rien à voir avec la BD, Éric aussi. Par contre, quand nous faisons de la BD, c’est comme un groupe de rock, chacun amène quelque chose, et nous jouons un morceau commun. C’est bien l’apport des deux qui fait le morceau. L’un sans l’autre ne donne pas la même musique, la même tonalité.

Vous ne vous dites pas de temps à autre que vous voudriez faire des choses chacun de votre côté ?
Éric a déjà fait des albums avec son frère, et un opus avec notre ami Jean-Luc Cornette [Jean Pol-pol chez Glénat, coll. Carrément 20/20, ndlr]. J’ai participé et j’ai fait les couleurs. Je n’étais pas donc loin. De plus, cela s’est fait pour de bonnes raisons. L’un voulait placer un scénario ; ça arrangeait l’autre financièrement... Certains boulots supplémentaires font du bien. Je fais ainsi les couleurs de Jean-Claude Servais. Cela représente une rentrée d’argent. C’est mon métier et ce, même si c’est très agréable de faire les couleurs de Jean-Claude... Nous avons une approche très matérielle des choses, car nous voulons vivre de notre création.

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extrait d'À cœurs perdus
© Raives - Warnauts / Casterman
Ce n’est pas si fréquent d’entendre ce discours.
Je ne fais pas de l’art pour l’art. Pas plus que Picasso n’y croyait. Ce côté « Je ne travaille que pour moi, ma belle-sœur et le traducteur serbo-croate qui me lit sur les lèvres » ne m’intéresse pas. Je fais ce métier pour être lu par le grand plus nombre possible de lecteurs et pour en vivre. C’est en étant libre économiquement que je suis aussi libre de création. C’est très clair dans le médium BD. Pour les jeunes qui démarrent, c’est même monstrueux. Les éditeurs qui sortent de jeunes auteurs entre octobre et décembre les envoient au casse-pipes. Il y a des auteurs payés à l’arbalète dont la durée de vie de l’album en librairie se compte, quoi, en jours ? en heures ?!?

En poussant plus loin, cela mange aussi la place d’autres albums.
Des libraires reçoivent tant de caisses tous les jours qu’ils ne peuvent toutes les ouvrir… Quand nous avons débuté, les choses étaient claires : mon éditeur en vit, mon libraire en vit, et j’en vis. Nous avons aimé cette approche, cette réalité. Chaque acteur doit pouvoir vivre de cette économie. Ce n’est plus vraiment le cas actuellement. La BD doit rester un métier à part entière.

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extrait de Fleurs d'ébène © Raives - Warnauts / Casterman

Vous êtes entré aux Beaux-arts de Liège au moment où vous avez notamment croisé Vink...
J’ai fait une année en même temps que lui. Quand je suis entré aux Beaux-arts de Liège, j’ai fait la première année de BD réellement ; Vink, lui, a fait l’Illustration. Les Beaux-arts de Liège ont créé l’une des premières écoles à ouvrir une section en BD, nous étions quatre élèves à l’époque.

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extrait de Fleurs d'ébène
© Raives - Warnauts / Casterman
D’autres projets ?
Oui, un autre projet est en maturation, une histoire sur Londres, où je dois retourner me documenter. Nous avons pensé à une histoire qui s’est passée au moment des attentats de la ville [en juillet 2005, ndlr]. Nous avons envie de revenir sur ces événements. Non pour raconter une histoire sur le terrorisme, plutôt pour l’axer sur le côté épée de Damoclès qui tombe sur une victime innocente. Pourquoi quelqu’un décide-t-il d’abattre froidement des gens ? Ces vies-là s’arrêtent d’un coup... Il nous faut souvent trois ou quatre ans pour mener un projet de bout en bout, du point de départ à la sortie en librairie. Quand un album est en phase d’écriture, nous ne pensons qu’à cela, nous gérons le récit. Même si c’est Éric qui écrit seul, la mécanique se fait à deux, ce qui prend du temps. Et c’est bien aussi d’avoir des projets à plus long terme. Cela permet de commencer à articuler le récit, à envisager la mécanique, à penser à un contenu, à des lieux, parce qu’ils peuvent devenir des personnages importants. Cela nous laisse aussi le temps d’intégrer l’actualité, tout un tas de choses qui doivent entrer dans l’album. La BD est une ellipse, il y a peu de temps et d’espace pour dire beaucoup de choses. C’est un peu comme une chanson, où l’auteur doit dire beaucoup de choses en trois minutes. Nous, nous devons en faire autant en seulement 60 pages. Il faut arriver à faire une grosse poupée russe, et dans chaque poupée, dire beaucoup de choses. Voilà, en tout cas, notre moyen de fonctionner.

Propos recueillis par Mickael du Gouret en août 2008
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Mickael du Gouret
22/09/2008