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Entretien avec Jean-Christophe Thibert

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Jean-Christophe Thibert © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Il faut reconnaître un certain esthétisme aux années 1950... »

Après des débuts comme illustrateur notamment pour des livres jeunesse pour Magnard ou Nathan et dans la publicité, Jean-Christophe Thibert s’est lancé tardivement dans la bande dessinée.

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Kaplan & Masson T1
© Thibert - Convard / Glénat
Jean-Christophe Thibert signe en 2003 sa première série au sein de la collection Loge noire de la maison Glénat : les deux tomes du Marteau des Sorcières scénarisés par Siro constituent un beau succès critique et d’estime mais fort déconvenant en terme de résultats commerciaux.

Avec son ancien directeur de collection Didier Convard, Thibert entame un nouveau départ et une série promise à un bel avenir, les Aventures de Kaplan & Masson, un genre de Blake et Mortimer à la française comme la présentait le scénariste lui-même.

Chez Auracan.com, il n’en fallait pas d’avantage pour avoir envie de mieux connaître cet élégant dessinateur, fort d’une ligne claire très aboutie. Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud, avec l'amical soutien de Didier Convard, sont allés à la rencontre d'un dessinateur fort
talentueux... qui nous offre, en exclusivité, des extraits du prochain tome de Kaplan & Masson !


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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler
extrait de la planche 9
en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat
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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler
extrait de la planche 3
en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat
Comment avez-vous connu Didier Convard ?
Je l’ai connu lorsqu’il était directeur de la collection la Loge noire chez Glénat. À l’époque, je faisais de l’illustration et surtout du story-board pour la publicité. J’ai rencontré Siro qui bossait avec Didier [Polka chez Dargaud, ndlr]. En voyant mes dessins pour enfants, il a eu envie de me proposer un scénario, le Marteau des Sorcières. J’étais très réticent, mais j’ai fini par me laisser convaincre par Didier et Stéphane. Comme Siro et moi étions des débutants respectivement comme scénariste et dessinateur, nous avons beaucoup travaillé avec Didier qui nous a chapeauté comme un parrain. Il a fait un peu plus que son rôle de directeur de collection...

Dans cette collection, le Marteau des Sorcières était l’un des titres qui sortaient du lot…
J’ai beaucoup du mal à en parler, c’est un échec à mes yeux. Au total, les ventes se sont montées à 7.000 exemplaires pour le T1 et 4.000 pour le T2. Trois ans de travail pour 4.000 exemplaires, c’est dur ! La série est donc logiquement avortée...

Cette expérience a donc failli vous dégoûter de la bande dessinée...
Je crois que Didier redoutait en effet que j’abandonne à tout jamais la bande dessinée et regrettait cette situation. Comme on s’était lié d’amitié, Didier a eu l’idée de me proposer le scénario des Aventures de Kaplan & Masson et de me permettre de ne pas réaliser le T3 du Marteau des Sorcières. Il m’a demandé ce que j’aimerais faire…

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Kaplan & Masson T1 : la Théorie du Chaos, extrait de la planche 16  © Thibert - Convard / Glénat

Et quelles envies aviez-vous ?
Comme souvent avec Didier, c’est venu au cours d’un bon repas au restaurant. Cela est venu d’une passion commune pour Alfred Hitchcock et d’un grand regret de Didier de n’avoir pas été retenu sur Blake et Mortimer. On s’est dit qu’il faudrait faire un mélange de Hitchcock et Jacobs. Puis, un jour, il m’a posé le scénario sur la table et nous avons commencé ! Aujourd’hui, je dispose déjà du scénario du T3 ! C’est assez dur : cette série nécessite beaucoup de documentations ! Le T2 de Kaplan & Masson, intitulé Il faut sauver Hitler !, est un scénario génial, mais c’est une mécanique qui demande beaucoup de travail de mise en scène et une élaboration encore plus précise que pour la Théorie du chaos. On affine les personnages...

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 3 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

Sur cette série, votre style graphique adopte d'ailleurs une ligne plus claire et un trait plus réaliste...
C’est en partie vrai. En fait, si vous enlevez la couleur très dense du Marteau des Sorcières, vous retrouverez la même ligne claire. Didier l’a tout de suite remarqué. À l'époque, il m’a même dit que j’allais être contacté par Dargaud pour faire Blake et Mortimer ! Certes, c’est flatteur, mais j’avoue que cela ne m’intéresse pas de devoir travailler sur une bible pareille avec d’énormes contraintes... Le bonheur vient ici de l’invention avec des personnages nouveaux.

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 3 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

Didier Convard prévoit que ce soit une série très longue et semble dire qu’il a beaucoup de matière. L’année dernière, il nous disait que c’était peu « un Blake et Mortimer à la française »…
C’était en effet notre référence du début. Puis, nous nous sommes aperçus que nous nous débrouillons très bien tout seuls ! Certes, il y a une influence, mais nos héros sont très français dans leurs attitudes. Ils fument comme des pompiers, ils ont des relations sexuelles…

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Kaplan & Masson T1 : la Théorie du Chaos, extrait de la planche 19  © Thibert - Convard / Glénat

Finalement, ils sont plus humanisés, ce ne sont pas des héros impeccables !...
Exactement, et il n’y a pas ce côté boy-scout. Nos personnages ont de vraies aspérités. On verra des choses très troubles chez Kaplan qui officie dans les services secrets, en pleine Guerre froide, au moment des événements d’Algérie. Tout en conservant le caractère aventures propre à la BD, on va vraiment fouiller nos personnages pour leur donner aussi une profondeur.

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 9 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

C’est déjà visible dans le premier tome. On le découvre et déjà on apprend plein de choses. On rentre dans leur intimité. L’un est plus sérieux que l’autre. L’un a l’air d’un homme à femmes…
Ce n’est pas sûr, mais certes il est latin. Nous rejoignons un peu Malraux qui disait qu’un personnage finit toujours par échapper à son auteur. Nous nous sommes attaché à Line Valmont. Cela nous ennuierait de devoir l’abandonner maintenant ! Je prends plaisir à la dessiner. Elle change d’ailleurs physiquement dans le T2…

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Jean-Christophe Thibert en dédicace à Quai des Bulles 2009
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Pourquoi faire aujourd’hui une BD qui se passe dans les années 50 ? N’est-ce pas faire du neuf avec des recettes éculées ?
En effet, même dans les bonnes critiques, les gens disent souvent que c’est un peu passéiste. Ce qui nous intéresse avec Didier, c’est cette période cruciale, passionnante, de la Guerre froide, où tout ne peut pas être résolu par la science, par la communication d’un pays à l’autre par téléphone mobile, par satellite ou par ordinateur. Pour une intrigue, c’est quand même génial que ce soit difficile de se contacter entre personnages ! Les personnages sont souvent obligés de se débrouiller avec leurs deux bras et leurs deux jambes ! Le côté « j’ai un canif et je me débrouille avec » !... C’est aussi un désir du dessinateur : il faut reconnaître un certain esthétisme aux années 50. Il y a beaucoup de formes inutiles ou non rationnelles comme pour les voitures. C’est sensationnel. On n’est pas dans le fonctionnel à tout prix comme avec une Twingo ou une Clio. Dessiner un Airbus m’enchanterait moins qu’un Lockheed Constellation !

Justement, quelles sont vos sources de documentation ?
Énormément de photos. Je trouve ainsi beaucoup de documentation sur les sites anglo-saxons, y compris sur les voitures françaises. On ne peut pas avoir une envie de dessiner une voiture si on n’a pas toute la documentation...

Les albums vont donc toujours se dérouler dans les années 50 ?
Dans le T1, on se situe en 1957-1958. Dans le T3, on va aller jusqu’à ma limite – encore une fois pour des raisons esthétiques – à savoir 1961. Tant que ça marche, et que l’on a des idées, on continue dans les années 50 jusqu’au début des années 60.

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 9 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

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Kaplan & Masson T1 : la Théorie du Chaos
extrait de la planche 17  © Thibert - Convard / Glénat
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Kaplan & Masson T1
la Théorie du Chaos
extrait de la pl 17
© Thibert - Convard
Glénat
Allez-vous ancrer vos personnages dans une période courte ?
Politiquement, cette période est la Guerre froide. Esthétiquement et politiquement, il y a peu de changement. On verra quelques allusions : on ne pourra pas s’empêcher de mettre une photo du Général De Gaulle dans le bureau de Kaplan. On va le développer plus tard, mais Kaplan est un ancien résistant, gaulliste de la première heure, tout comme Masson. Peut-être que la Guerre d’Algérie sera plus présente aussi. Il est possible que le fils de Kaplan soit officier en Algérie… L’idée est d’ancrer les personnages dans les difficultés d’une époque. Nous ne sommes pas dans l’illusion que les années 50 étaient formidables avec un boom économique et des gens heureux ! Avoir 20 ans à cette époque signifiait devoir partir en Algérie par exemple. Il y a donc des gens qui n‘ont pas eu une jeunesse très drôle à cette époque-là…

Le premier tome est plutôt orienté contre le nucléaire. Et le deuxième tome traitera du néonazisme...
C’est un peu cela en effet. Les groupes néonazis vont parasiter la vie en Amérique du Sud. On ne va pas aller là-bas, mais nous allons montrer comment ils ont envie de réinstaller le pouvoir en Europe occidentale – c’est le côté un peu fantastique du scénario – mais surtout la grosse différence de ton par rapport au premier tome, ce sera humoristique avec des nazis franchement ridicules, un faux Hitler qui va avoir à ses basques tous les services secrets de la planète. L’histoire va se passer essentiellement à Venise et à Rome. Dans le troisième tome, l’action se passera essentiellement en Suisse et à Berlin.

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 9 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

Plus d’humour à la britannique comme le manie si bien Didier Convard…
Oui, sans doute, mais aussi à la Blake Edwards ou – c’est ma touche personnelle dans le dessin – à la manière de Jacques Tati, cinéaste immense dont je suis fan absolu. J’apprécie son élégance, sa qualité de photographie exceptionnelle et un sens de la couleur extraordinaire.

Vous disiez que l’accueil du T1 était très bon. À combien a-t-il été tiré ?
Il est tiré à 57.000 exemplaires avec une belle mise en place et, dans l’ensemble, de bons retours des lecteurs et des critiques. Je me sens vraiment valorisé de bénéficier de l’appui d’un grand groupe comme Glénat. Sans oublier, bien évidemment, le plaisir de collaborer avec Didier Convard.

Justement, comment travaillez-vous avec Didier Convard ?
Nous communiquons beaucoup. On fait des points réguliers au restaurant. Mais, pour le reste, nous avons des vies très séparées. Je suis un gros solitaire. Quand je travaille, on n’entend plus parler de moi. Je m’enferme et je bosse !

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Kaplan & Masson T1 : la Théorie du Chaos, extrait de la planche 16  © Thibert - Convard / Glénat

Convard est-il un scénariste exigeant ?
Il est très facile de travailler avec Didier, c’est un homme très ouvert. C’est un vrai bonheur de bosser avec lui !

Est-il un scénariste compliqué ?
Il est hyper compliqué dans la gestion des dialogues. Il peut faire parler plusieurs personnages à la fois très rapidement. Parfois, la mise en scène est un vrai casse-tête. Ce sera le cas dans le T2 où, à un moment donné, tous les espions du monde et le faux Hitler se retrouvent à Rome...
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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 10 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat


Qu’est-ce qui vous a inspiré les personnages ? Vous travaillez avec des catalogues de modistes ?
Contrairement au Marteau des Sorcières où je voulais vraiment que le héros ait un visage à la Lino Ventura, je ne travaille désormais plus à partir de photos. Pour la mode, je suis un passionné des costumes masculins des années 50. Je fais par exemple attention à la hauteur des revers, la largeur des pantalons ou au nombre de boutons pour les vestes. Je suis aussi attentif à ce que porte Line ou d’autres personnages féminins. À l’époque, les gens étaient plus élégants qu’aujourd’hui. On ne sortait pas dans la même tenue que celle pour aller travailler.

Comment expliquez-vous les nez énormes de vos personnages ?
C’est un peu une marque de fabrique en effet ! En référence, probablement, aux nez cassés qu’il y a partout dans le cinéma noir des années 50...

Réalisez-vous des croquis préparatoires de vos personnages ?
Peu en fait. Je trouve que c’est vain. J’ai conscience qu’ils vont toujours évoluer. Ce n’est pas la peine de faire une bible de tous les personnages alors qu’on sait pertinemment qu’ils vont vieillir avec le dessinateur, sa main et le scénario.

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, extrait de la planche 10 en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

Et côté technique, commencez-vous par un story-board que vous dessinez ensuite ?...
Oui, je réalise des story-boards infâmes que seul moi peux lire ! Et puis j’affine petit à petit. Ensuite, j’encre mes crayonnés qui sont assez poussés. Dans le prochain tome, je vais épaissir un peu l’encrage pour gagner en force.

Combien de temps mettez-vous pour réaliser une planche ?
C’est très variable. Paradoxalement, les planches les plus difficiles sont celles où il y a beaucoup de discussions parce que le lecteur peut se lasser quand ça revient trop souvent. Du coup, dans le T2, il m’a fallu trouver une astuce pour que la discussion se termine par un gag. En somme, il m’est difficile de faire un album en moins de 18 mois. D’autant que Didier n’a qu’une idée : faire des albums non plus de 54 mais de 64 pages ! Il dit avoir la matière pour et se sent parfois frustré de réduire à 54 pages. Tant mieux pour le lecteur !

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Kaplan & Masson T2 : Il faut sauver Hitler, crayonné inédit d'une case en exclusivité sur Auracan.com
© Thibert - Convard / Glénat

« Didier Convard et moi-même vous remercions pour l'excellence de votre travail et pour l'intérêt que vous portez à notre petite entreprise de production artisanale… »
Jean-Christophe Thibert
Propos recueillis par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
entre octobre 2009 à Saint-Malo et janvier 2010 à Angoulême
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Brieg F. Haslé - Manuel F. Picaud / Auracan.com
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé
Remerciements à Elise Brun, Sophie Caïola et Didier Convard

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Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
02/03/2010