Auracan » Interviews » Entretien avec Francis Carin

Entretien avec Francis Carin

Francis Carin

Diplômé en arts plastiques de l’Institut Saint-Luc de Liège, Francis Carin anime depuis 1983 les aventures de Victor Sackville, l’espion de George V : 20 tomes parus au Lombard signés aux scénarii Gabrielle Borile et François Rivière. En 2004, ce dessinateur réaliste au style fort minutieux, excellant dans les décors et les reconstitutions architecturales reprend la mythique série Guy Lefranc de Jacques Martin. Après les albums L’Ultimatum (2004) et La Momie bleue (2007) parus chez Casterman, Francis Carin passe la main et se consacre quasi exclusivement à la série qui l’a rendu célèbre : Victor Sackville. Rencontre…

À propos de Victor Sackville

Vous faites partie des rares auteurs à atteindre le tome 20 d'une même série : comment expliquez vous la longévité de Victor Sackville ?
C'est vrai que maintenant c'est assez rare de pouvoir développer une série de 20 tomes. Alain Dodier avec Jérôme K. Jérôme Bloche est dans ce cas également ! À mon avis, il y a plusieurs raisons expliquant cette longévité, toute relative en comparaison avec d'autres séries comme Thorgal, Ric Hochet, Blueberry ou Buck Danny :

  1. La première est que je suis d'une génération où l'on créait un personnage récurrent qui vivrait des aventures à l'infini... Le Lombard a toujours axé sa direction éditoriale dans ce sens, ce qui finalement était pour nous un excellent choix !

  2. La deuxième est un souhait des trois auteurs de continuer à faire découvrir aux lecteurs le mode de vie du début du 20e siècle, leur faire découvrir l'Europe, le monde, le commencement de notre civilisation industrielle.

  3. La troisième est que depuis le 13e tome (Monsieur Tadjeff), les scénaristes ont décidé d'alterner l'écriture des scénarii. Auparavant, ils écrivaient ensemble, un peu à la manière de Boileau-Narcejac, ce qui devenait de moins en moins évident car ils avaient de plus en plus de travail chacun de leur côté. Gabrielle Borile est scénariste pour le cinéma et la télévision, et François Rivière est romancier, essayiste et journaliste.

  4. La quatrième est que depuis le début nous avons un lectorat très fidèle que nous ne voulons pas décevoir...

Victor Sackville et Diane
Victor Sackville et Diane

Avec les aventures de Victor Sackville dont le dernier tome nous fait découvrir Rome en 1916, vous faites le tour du monde et voyagez en ce début du 20e  siècle. Est-ce l'une des recettes qui renouvellent votre plaisir de dessiner ?
En effet, comme je le disais précédemment, nous invitons nos lecteurs à voyager par l'intermédiaire de nos histoires. C'est d'abord moi qui émet le désir de découvrir telle ou telle ville car j'ai envie de la connaître. Je dis "connaître" comme si c'était un personnage, car j'estime que les décors dans une BD sont un élément essentiel à la narration. C'est par leur biais que le lecteur rentre dans l'histoire, transporté ici au début du 20e siècle... Enfin, je l'espère ! C'est grâce à la diversité des endroits où se déroule l'action - ainsi que la recherche graphique de nouveaux personnages au fil des histoires - que mon plaisir de dessiner est toujours intact.

Quelles sont les autres recettes ?…
Je n'aime pas le mot "recette" sauf en gastronomie ! Il n'y a aucune recette. Seulement, album après album, j'essaie de m'améliorer et d’être vigilant à ne pas m'endormir sur mes lauriers... J'ai une confidence à vous faire : grâce à ma collaboration avec Jacques Martin sur Lefranc, je me suis remis en question car il m'a mis le nez sur certaines faiblesses graphiques dont je ne me rendais plus compte. Je m'endormais peut-être tout doucement. Cela s'appelle la routine : ce qui est le plus grand danger quand on pratique un métier artistique ou non... Je peux dire que je ne dessine plus de la même manière après avoir connu Jacques Martin !

Dans le dernier tome de Sackville, Gabrielle Borile a imaginé plusieurs scènes dans les tranchées…
Le dernier tome paru, Le Chiffre romain, a été écrit par Gabrielle Borile : elle garde dans ses histoires la période de la guerre 14/18. François Rivière, lui, fait évoluer Sackville dans les années 20 et écrit des aventures qui sont plus des polars que des histoires d'espionnage. Dans ce 20e tome, c'est donc tout naturellement qu'on est amené à montrer des images de guerre car la plupart des actions sur le terrain découlent des informations fournies par les services de renseignements. En montrant ces quelques scènes terribles de tranchées, nous rappelons aux lecteurs ce qu'était cette guerre qui a déterminé toute l'histoire du dernier siècle et qui n'a toujours pas cessé de nous poursuivre !

Quels sont vos projets pour Victor Sackville ?
Pour l'instant je dessine le 21e tome de la série. L'histoire se passe dans le fameux Train Bleu. Ce train était surtout destiné à transporter des touristes anglais fortunés sur la côte d’Azur. Il partait de Calais et arrivait à Vintimille en passant par Paris, Dijon, Lyon, Avignon, Marseille, Cannes et Nice. Agatha Christie a écrit un roman qui s'intitule Le Train Bleu et met en scène le fameux détective belge (et Spadois) Hercule Poirot. C'est en son hommage que François Rivière a écrit cette 21e aventure nommée Le Disparu du Train Bleu. Faut-il le rappeler : François a écrit la biographie Agatha Christie, Duchesse de la Mort (Le Seuil). Dans notre histoire, le train remonte vers Calais, contrairement au Train Bleu de Christie qui lui part de Londres.


Extrait de Victor Sackville : Le disparu du train bleu (à paraître)

Quelle en est la trame générale ?
Un professeur chimiste d'origine russe doit envoyer une formule d'une "arme" révolutionnaire en Angleterre et se sert du fameux Train Bleu pour la faire acheminer au MI5 à Londres. Cette formule est évidemment convoitée par des puissances étrangères. Je n'en dirai pas plus pour l'instant, mais vous avez déjà un petit aperçu de l'intrigue qui peut s'apparenter à une sorte de huis clos... 2008 sera très riche pour nous car en plus de cette nouveauté en octobre, il y aura trois intégrales regroupant chaque fois trois tomes et proposant un dossier de 20 pages de bonus intitulé « Les Archives Sackville » avec des illustrations inédites pour étoffer les textes. Ce sera pareil en 2009 : trois intégrales plus une nouveauté. La première intégrale est prévue pour ce mois de février, la seconde en juin et la troisième en octobre, ce qui va prendre de la place dans les rayons des librairies de BD !

Ambitionnez-vous d’atteindre le tome 30 ?
Là, je ne suis pas devin ! C'est dix ans de travail et que serons-nous dans dix ans ? De toute façon, ce n'est pas un but en soi. Tant que les lecteurs, notre éditeur et nous-mêmes auront envie de dessiner les aventures de Sackville, nous serons partants !

À propos de Guy Lefranc

Vous avez repris Guy Lefranc après Jacques Martin, Bob de Moor et Gilles Chaillet notamment. Était-ce un challenge difficile ? Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce défi ?

Quand les éditions Casterman m'ont proposé de reprendre Guy Lefranc, je dois vous avouer que j'en ai eu des sueurs froides ! J'ai tout de suite pensé à la somme de travail qu'une telle reprise représentait ! Je me suis replongé dans les albums que je possédais et surtout les trois premières histoires de Jacques Martin qui sont de petits chefs d’œuvre. J'aime beaucoup aussi Le Repaire du Loup dessiné par Bob de Moor et quelques albums de Gilles Chaillet. L'angoisse passée, je me suis dit que c'était une opportunité de rencontrer Jacques Martin que j'avais lu pendant mon adolescence. J'étais persuadé qu'il allait m'apprendre et m'apporter son expérience qui ne pourrait que m'être bénéfique ! En plus, il était le lien avec Hergé qui a été avec Tintin mes toutes premières lectures, comme bien de petits belges et français. Je dois vous avouer que j'ai failli abandonner car je n'arrivais pas à dessiner Lefranc. Pourtant, je pensais qu'avec mon expérience de 20 ans, ce serait plus facile de me "couler" dans le style martinien ! Eh bien non, car plus on dessine, plus on se forge un style qu'on a du mal à changer, à moins d'être schizophrène ! Ceci se confirme par le fait qu'il y a plus de 20 ans, j'avais réalisé en 1984 avec François Rivière un hommage à Jacobs (Le Théâtre du Mystère) que l'on mettait en scène à Bruxelles. Je me souviens que j'avais eu en moi une espèce de feu sacré et que les 14 pages de cette histoire avaient été assez faciles à réaliser. Avec François, nous ne nous sommes pas posés de questions car nous avions un peu plus d'un mois pour réaliser cet hommage. Le numéro du journal Tintin de l'époque avait été épuisé très vite car les lecteurs pensaient que c'était un nouveau Blake et Mortimer qui paraissait ! Tout ceci pour dire qu'à l'époque, je n'étais pas encore déformé par un style personnel. En plus, il faut aussi reconnaître que les tirages Lefranc étaient alléchants ! Un peu plus de 100.000 exemplaires en français pour L'Ultimatum : ce qui n'est pas trop mal, il faut l'avouer…

Guy Lefranc
Illustration pour Le Point

Avez-vous retrouvé un fonctionnement aussi harmonieux qu'avec vos scénaristes habituels, Gabrielle Borile et François Rivière ?
Mes scénaristes pour Sackville sont devenus des amis, évidemment ! On travaille ensemble depuis 1983. On m'a appelé pour essayer de stopper l'hémorragie qui touche les ventes de Lefranc. Mes rapports avec Jacques Martin ne pouvaient être que des rapports professionnels. Ici, je reprenais une série qui était rodée et dont je devais essayer de respecter le style sans trop le trahir. Je pense que j'y suis un peu parvenu, mais je dois dire que c'est impossible d'égaler le Maître tant il a mis la barre très haut. Néanmoins, j'ai essayé d'apporter quelque chose dans ma collaboration, surtout au niveau des personnages féminins. Je suis content de l'allure de la petite Soad dans La Momie bleue... Parfois, j'ai essayé de donner à Jacques Martin ma vision de certaines séquences que j'aurais voulu changer mais c'est toujours lui qui avait le dernier mot. J'étais obligé de m'incliner car Lefranc, c'est sa création. En fait, j'étais comme tous ses collaborateurs : un adaptateur...

Il semble que la réalisation de La Momie bleue ait connu quelques soubresauts scénaristiques…
C'est vrai que la réalisation de La Momie bleue a été très chaotique... Jacques Martin a eu quelques soucis de santé pendant  l'écriture du scénario et a émis le désir de passer la main à un scénariste qui devait reprendre l'écriture après une quinzaine de pages tout en respectant le plus possible le synopsis initial... La recherche de ce messie a duré six mois pendant lesquels j'ai été forcé au chômage technique... L'écriture d'un Sackville étant impossible car ma scénariste était occupée à temps plein, sur une production France 2 (Gabrielle Borile est scénariste pour le cinéma et la télévision). Après plusieurs essais, le choix s'est porté sur Patrick Weber que je connaissais lorsqu'il était étudiant en histoire de l'art à l'Université Libre de Bruxelles. Avec François Rivière et Patrick Weber, nous étions allés faire des repérages à Édimbourg pour la série Sydney Bruce que je dessinais pour Glénat. Je me doutais bien peu que j'allais un jour travailler avec Patrick ! 

Finalement êtes-vous satisfait de la manière de fonctionner au sein de l'équipe Martin ?
Oui, je peux dire que j'ai été satisfait dans le sens où j'ai pu apprendre avec Jacques Martin quelques "trucs" de professionnel, mais c'était toujours un stress permanent car les délais étaient de plus en plus serrés.

 
Projet de couverture pour Lefranc
 
Le crayonné
L'encrage
La couleur

Allez-vous poursuivre votre collaboration sur Guy Lefranc ?
Comme André Taymans, je ne dessinerai plus de Lefranc car Casterman me propose d’autres conditions qui ne me satisfont pas. Cette décision n'engage bien sûr que moi. La raison pour laquelle André Taymans arrête, je ne la connais évidemment pas. J'estime pour ma part que je ne suis plus un débutant et que j'ai été engagé avec des conditions très acceptables qui ne seront plus reproduites : j'ai donc décidé d'arrêter ma collaboration sur Lefranc. Il y a assez de jeunes dessinateurs qui rêvent de travailler sur des séries de Jacques Martin. Pour les épisodes suivants, il y aura une deuxième et dernière histoire illustrée par André Taymans, puis une autre par Régric (L'aviation). Vous voyez donc que personne n'est irremplaçable...

Avez-vous d'autres projets en cours dont vous pourriez nous parler ?
Lors de mon chômage forcé, j'ai quand même travaillé sur un nouveau projet que j'aimerais faire avec mon fils David qui est également dessinateur BD. Il a travaillé avec Makyo sur une série intitulée Alzéor Mondraggo (Vents d'Ouest). Je pourrais vous en parler un jour s’il est accepté, ce qui n'est pas encore fait.

Comment voyez-vous l'évolution de la bande dessinée réaliste et historique dans un marché sursaturé ?
Je pense qu'il faut laisser passer l'orage... C'est vrai qu'il y a pléthore de titres mais il faudra tôt ou tard qu'il y ait un dégraissage. Ce sont les séries dites classiques qui ont l'air de se maintenir tout en ayant une diminution inévitable des chiffres de vente. La concurrence est rude, mais je pense que c'est ce qui fait avancer. Il y a une certaine émulation qui pousse les auteurs à vouloir se surpasser. Pour ma part, il va y avoir les intégrales de Victor Sackville à partir de février 2008. Aussi, en octobre 2008, paraîtra le 21e épisode intitulé Le Disparu du Train Bleu.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en janvier 2008
Propos retranscrits et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
photo de l'auteur © Manuel F. Picaud / Auracan.com
visuels © Gabrielle Borile - Francis Carin - François Rivière / Le Lombard
et Francis Carin - Jacques Martin - Patrick Weber / Casterman

Egalement sur le site

Partager sur FacebookPartager
Manuel F. Picaud
05/02/2008