Quatorze ans après, Jean-Charles Kraehn ressuscite Rémi, le petit gars breton qui refusait de grandir ! L’auteur nous explique les envies qui furent les siennes pour relancer la plus personnelle des séries qu’il anime. Un nouveau cycle québécois où Bout d’homme finira enfin par grandir…
Avant d’évoquer l’Épreuve, le nouvel album de Bout d’homme, revenons sur vos intentions d’auteur lors de la création de cette série à la fin des années 1980…
Bout d’homme est né d’une envie de rompre avec l’univers classique des histoires d’aventures qui avaient bercé mon enfance et nourri mon imaginaire aussi bien en roman qu’en bandes dessinées. J’ai d’ailleurs débuté dans le métier, en collaboration avec mon complice Patrice Pellerin, sur les Aigles décapitées (collection Vécu, Glénat), une série qui s’inscrivait dans cette tradition. Je ne reniais évidemment pas mes goûts profonds, mais après quatre albums, j’ai simplement eu le désir d’explorer d’autres horizons ! N’ayant pas le goût des histoires intimistes ni de l’introspection en public, toujours quelque peu impudique à mon sens, il me restait l’univers du conte ou de la fable. Cette forme de récit lié à l’imaginaire permet l’onirisme et les raccourcis poétiques tout en ne sacrifiant pas les ressorts de la dramaturgie car cela reste une fiction, chose essentielle pour moi.
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Il s’agit aussi de votre première série en tant qu’auteur complet puisque, précédemment, vous dessiniez les Aigles décapitées sur un scénario de Patrice Pellerin. Volonté d’indépendance ? Une envie de tout assumer ?...
Bien qu’ayant démarré dans le métier comme dessinateur, j’ai eu assez vite l’envie d’assumer scénario et dessins. Je me suis toujours plus senti raconteur d’histoire que dessinateur à part entière. Bout d’homme n’est pourtant pas né de cette volonté d’indépendance car je l’ai eu assez vite. Patrice Pellerin, qui est encore plus indépendant que moi, m’avait toujours dit que notre collaboration, outre le plaisir de travailler ensemble, était surtout pour lui une expérience scénaristique qu’il ne poursuivrait pas très longtemps. Il me laissa, comme prévu, les rênes de la série à la fin du tome 3 des Aigles décapitées, et j’ai ainsi réalisé le tome 4 en solo. C’est seulement après que j’ai créé Bout d’homme.
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Cette série marque aussi un moment important dans l’évolution de votre dessin, de votre style graphique… On vous sent vous inscrire dans une mouvance suscitée par le travail de gens comme Yslaire en adoptant un style moins réaliste, aux traits plus épurés…
Quitte à changer d’univers, j’ai aussi voulu rompre avec le dessin réaliste classique avec lequel j’avais naturellement fait mes premières armes dans le métier. J’adore le dessin réaliste. J’ai longtemps été et suis encore un grand admirateur de Giraud (et d’autres), mais je dois reconnaître que ses contingences m’ont toujours un peu coincé, principalement dans les expressions et attitudes des personnages. N’est pas Jean Giraud ou Alex Raymond qui veut, et rendre la vie et le mouvement dans un dessin réaliste juste et élégant n’est pas à la portée du premier crayon venu. Pour évoluer, il m’a semblé nécessaire d’aller vers un dessin plus épuré et plus « expressionniste ». Je reconnais avoir été marqué à l’époque par la sortie du premier tome de Sambre, mais Yslaire ne fut pas ma seule influence lors de ce changement de cap. Je redécouvris aussi des auteurs comme Tardi, Pratt et même Hergé. En rompant avec mes habitudes et mes schémas, Bout d’homme fut effectivement pour moi un tournant. Et ce n’est pas fini puisque, pour la reprise avec le tome 5, je me suis mis à la couleur directe, avec l’aide de ma femme et coloriste Patricia Jambers. C’est un travail de moine enlumineur… et un vrai défi !
Qui est Bout d’homme ?
Bout d’homme est un garçon qui s’est arrêté de grandir à l’âge de 10 ans, le jour où il assiste au viol de sa mère. Il ne veut pas ressembler aux hommes qui l’ont outragée et, par là, provoqué sa déchéance. La mère devenue alcoolique et son fils sont rejetés par les villageois et deviennent la cible de la méchanceté ambiante… C’est une fable toute personnelle sur l’amour et sur la haine, sur le bien et sur le mal. L’action se passe dans la Bretagne de la fin du XIXème siècle. Une Bretagne littéraire et fantasmée, une histoire dans l’esprit de Sans famille ou des Misérables… (lire l’encadré « Bout d’homme, une fable romantique »).
Pourquoi avoir créé ce jeune homme qui refuse de grandir ?
Je ne voulais pas d’un personnage qui fût un héros classique, courageux et redresseur de tort, mais plutôt un personnage diminué, physiquement faible, avec ses doutes et ses espérances, avec sa grandeur d’âme et ses lâchetés. C’est ainsi qu’est né Bout d’homme.
Quelles idées vous ont donné envie de ressusciter la série Bout d’homme alors que le quatrième et dernier tome est paru en octobre 1994, il y a près de quatorze ans ?
L’idée est d’abord venue d’une envie de faire revivre ce personnage, envie souvent discutée avec l’ami Érik Arnoux d’ailleurs. Je désirais aussi retourner à nouveau vers le dessin semi réaliste après Gil Saint-André et le Ruistre (Glénat). Le problème, c’est que je n’avais pas d’idées, ou du moins pas de bonnes idées, pour relancer la série sans la dénaturer. Il n’était évidemment pas question de faire une suite… simplement pour faire une suite. Je ne voulais pas me décevoir et encore moins décevoir les lecteurs. C’est Didier Convard, alors que nous en discutions un jour tranquillement chez Glénat, qui m’a demandé par amitié à relire les quatre premiers tomes et, éventuellement, à me soumettre les idées qui pourraient lui venir. Un regard extérieur est toujours revitalisant, à fortiori lorsque c’est celui de quelqu’un comme Didier qui est en pleine effervescence en ce moment. J’acceptais bien sûr, ravi que Bout d’homme suscitât chez lui cet élan spontané. Nous nous revîmes quelque temps plus tard. Il avait plusieurs suggestions à me soumettre. L’une d’elles m’emballa et, après une petite heure de ping-pong d’idées avec lui, je repartis dans ma Bretagne natale plein d’envies et d’énergie. Même si je m’en suis finalement éloigné, l’idée de base de Didier aura servi de détonateur pour moi et de catalyseur pour d’autres idées plus personnelles qui vinrent construire ce nouveau récit. « Un grand merci, cher Didier ! » À quoi tient la création, n’est-ce pas ?
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Depuis quand travaillez-vous au retour de la série ?
Ça fait bien deux années maintenant.
Question délicate : est-ce que l’accueil très mitigé de votre récit médiéval le Ruistre (2 tomes qui ne semblent pas avoir rencontré leur public) vous a convaincu de laisser tomber ce nouvel univers et de relancer Bout d’homme, la série qui a contribué à vous rendre célèbre ?
Il n’y a pas que Bout d’homme qui m’ait fait connaître. Les Aigles décapitées marchaient déjà très bien avant lui, et par la suite Gil Saint-André et Tramp encore mieux. En revanche, c’est vrai, le regard de la profession à mon égard a changé avec Bout d’homme. Pour répondre à votre question, il est évident que si Le Ruistre avait eu plus de succès, je serai actuellement en train de travailler sur la suite, car cette série était prévue au départ sur cinq ou six albums. Bout d’homme aurait dû attendre encore un peu pour son « come-back ». Contrairement à ce que certains voudraient, nous faisons un métier commercial, du moins si nous désirons en vivre. Un artiste plastique peut se permettre d’être provocateur, pourfendeur de tabous, et ne toucher qu’une petite minorité de gens si cette minorité lui achète régulièrement ses œuvres. C’est d’ailleurs une des raisons, j’imagine, pour laquelle l’art contemporain s’est complètement éloigné du grand public. Nous, auteurs de bande dessinée, travaillons pour la reproduction et nos œuvres doivent toucher un grand nombre de lecteurs si nous voulons en vivre correctement. Lorsque ce n’est pas le cas, la sanction est immédiate. Ceci dit, j’espère bien un jour pouvoir terminer tranquillement l’aventure du Ruistre qui me tenait à cœur… pour moi et pour les lecteurs qui m’ont fait confiance.
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Lors du 4e tome, Bout d’homme se rendait de l’autre côté de l’Atlantique. Avec l’Épreuve, le tome 5, vous explorez cet interstice : pouvez-vous nous détailler le propos de ce nouvel épisode chronologiquement antérieur à Karriguel an Ankou ?
Le tome 4 était atypique par rapport aux trois premiers. Toute l’intrigue tournait autour du personnage de Toinette qui faisait l’objet d’une demande en mariage de la part d’un mystérieux châtelain invisible. On perdait la trace de notre héros au début de l’histoire, au Canada, pour le retrouver en fin d’album, enfin devenu un homme, sa quête accomplie. Une suite directe, avec un Bout d’homme qui ne l’était plus, n’aurait eu aucun sel. J’avais à l’époque joué sur une ellipse de deux ans dans le récit, deux ans pendant lesquels Bout d’homme avait enfin grandi, sans que l’on sache exactement comment. Ce sont ces deux années que je raconte… quatorze ans après ! Les lecteurs qui connaissent l’histoire pourront maintenant vérifier si mon imagination a rejoint la leur… ou inversement.
Quels développements avez-vous prévus ?
Malheureusement, je ne peux pas parler des développements du récit sans dévoiler l’intrigue de ce nouveau cycle. Ça serait dommage. Mais je peux vous dire qu’il y aura environ quatre ou cinq albums…
Graphiquement parlant, comment avez-vous abordé cette reprise de Bout d’homme ?
Comme je l’ai dit précédemment, je suis passé à la couleur directe par défi et par nécessité. À terme, je pense que la technique des gris (mise en couleur à part sur une feuille d’impression au format album) finira par disparaître. Ne restera que la mise en couleur par ordinateur ou directement sur l’original. C’était pour moi une façon d’anticiper le mouvement. Comme pour l’instant je ne maîtrise vraiment pas l’ordinateur, je n’avais pas d’autres choix… En fait, ma réelle motivation pour passer à la couleur directe était surtout de chercher à encore évoluer. Par souci de lisibilité, et pour éviter une trop grande rupture graphique avec les tomes précédents, j’ai gardé le cerné au trait des personnages et d’une partie des décors. En tant que lecteur, j’ai toujours un peu de mal avec les albums en couleurs directes travaillées comme pour des illustrations. Une planche de bande dessinée est une succession de dessins qui doivent rester au service de l’histoire et, pour cela, être facilement décodables. Avec ma femme Patricia, nous avons opté pour la technique de la gouache, matière belle et onctueuse qui a l’inconvénient de recouvrir le trait. Je suis donc obligé de ré encrer mon trait une fois la couleur passée. Un travail de Romain pour lequel je n’ai pas droit à l’erreur, sous peine de refaire entièrement le dessin !
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Bout d’homme, une fable romantique
Pour ceux qui ont la mémoire qui flanche, et pour les lecteurs issus de la nouvelle génération qui n’ont pas encore lu la série Bout d’homme dont Glénat réédite les quatre premiers tomes avec de nouvelles couvertures, Brieg F. Haslé a proposé à Jean-Charles Kraehn de revenir sur l’action et les rebondissements des précédents épisodes où le lecteur suit les années d’adolescence de Rémi, le garçon qui refusait de grandir. L’auteur s’est gentiment prêté au jeu, voici ses réponses :
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Bout d’homme, T.1 : l’Enfant et le rat, collection Caractère, Glénat, 1990
« Dans le premier tome, on découvre Bout d’homme et son secret. Celui-ci s’aperçoit qu’avec l’aide d’un rat maléfique, il a également le pouvoir de tuer par le regard, un regard chargé de haine. On fait aussi la connaissance de Toinette dont Bout d’homme est amoureux depuis l’enfance. Malheureusement pour lui, elle a grandi normalement, elle… Toinette est devenue une belle jeune femme convoitée par les autres garçons du village. »
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Bout d’homme, T.2 : la Parade des monstres, collection Caractère, Glénat, 1991
« Grâce à son pouvoir, Bout d’homme devient l’attraction principale d’un cirque minable. Il découvre la griserie de la puissance, encouragée en ce sens par une écuyère fort jolie, mais surtout sans scrupule. Malheureusement pour Bout d’homme, sa route est semée de cadavres… »
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Bout d’homme, T.3 : Vengeance, collection Caractère, Glénat, 1993
« Bout d’homme embarque sur un « terre-neuva », ces bateaux qui partaient pêcher la morue sur les hauts fonds au large de Terre Neuve. Il y fait la connaissance de son père qui n’est autre que le commandant du navire. Après que ce dernier eût sabordé le navire, provoquant ainsi la mort de tout l’équipage, Bout d’homme le tuera à son tour. »
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Bout d’homme, T.4 : Karriguel an Ankou (« la charrette de la mort » en breton), collection Caractère, Glénat, 1994
« Miraculeusement réchappé du naufrage, Bout d’homme échoue sur une terre inconnue qu’on suppose être le Canada. Il y disparaît… Devenu un homme, il reviendra dans son village de Bretagne pour y chercher Toinette. »
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