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Entretien avec Benoît Sokal

Benoît Sokal (c) M. Carlot

En créant l'Inspecteur Canardo dans les années 80, Benoît Sokal n'aurait pas pu imaginer que son parcours de dessinateur puisse le conduire à raconter des histoires pour un écran d'ordinateur ou de console de jeux. En l'espace de quelques années, il est pourtant devenu un des créateurs de jeux vidéo les plus remarqués...

Après L'Amerzone, Sybéria I et II , vous en êtes à votre quatrième jeu vidéo, ( Paradise ), en l'espace de 7 ans. Comment s'est opéré ce glissement de la bande dessinée vers le jeu vidéo ?

C'est une succession d'opportunités qui m'ont conduit sur cette voie. Je me suis intéressé assez tôt à la colorisation par ordinateur. Chez Casterman, je suis rapidement devenu l'expert dans ce qui touchait à l'informatique appliquée à la BD. A l'époque, les éditeurs de livres et, de bandes dessinées en particulier, s'intéressaient au multimédia. Le CD-ROM en était à ses débuts, et ils croyaient que ce nouveau média allait concurrencer, voire même remplacer, le livre à terme. Donc, tout le monde y allait de sa petite cellule de recherche et développement pour explorer cette nouvelle piste. Si, pour les dictionnaires, ce support était idéal, l'application de cette technologie aux univers issus de la bande dessinée ne s'avéra pas être une évidence. Pourtant, je me suis acharné, car cela me passionnait. Didier Plateau, qui était directeur chez Casterman à l'époque, m'a donné tout son soutien. En plus, j'éprouvais une certaine lassitude de la bande dessinée à cette période. L'image de synthèse me tentait beaucoup. Je me suis donc lancé dans cette voie avec comme premier projet, L'Amerzone , mon premier jeu vidéo. Un projet qui fut toujours sur le point de capoter. Finalement, nos efforts furent récompensés. Le succès était au rendez-vous. Fort de cette expérience positive, j'ai glissé petit à petit, presque malgré moi, dans le jeu vidéo…

Le jeu vidéo vous a permis d'explorer d'autres univers graphiques que celui de Canardo…

Effectivement. Je n'avais pas prévu dans mon plan de carrière de réaliser autant d'albums d'une même série. J'ai été, à la fois, victime du relatif succès de Canardo, et de moi-même, car je n'ai pas réagi pour changer cette situation. J'ai tenté une respiration avec un one-shot, Le Vieil Homme qui n'écrivait plus , mais, confusément sans doute, je cherchais une autre manière de faire du dessin. Aujourd'hui, à travers le travail préparatoire nécessaire à la mise sur pied d'un jeu vidéo, j'en arrive à dessiner, beaucoup plus qu'avant, des choses qui me plaisent. En réalité, je n'ai fait que m'adapter à un changement de paysage. Pour moi, c'est une évolution. Il n'y a pas de raison qu'un dessinateur de bande dessinée le reste toute sa vie.

Vous vous considérez plutôt comme un raconteur d'histoires ?

Un raconteur d'histoires en images. Simplement, j'ai saisi l'opportunité d'aller dans la voie où l'image me paraissait la plus vivante. Au départ, je trouvais cette vivacité dans la bande dessinée, par la suite, c'est dans le jeu vidéo que l'ai remarquée. Fin de années 90, quand j'ai débuté le jeu vidéo, la BD stagnait. Le renouvellement s'est opéré ensuite avec les productions de romans graphiques comme ceux de L'Association.

Le genre de BD de L'Association est plus portée par des histoires que par des dessins extraordinaires…

On ne peut effectivement pas y parler de renouvellement au niveau de l'image. C'est essentiellement un renouveau narratif. Ceci dit, il n'y a pas d'énormes différences avec la démarche du magazine A SUIVRE. A part peut-être certaines mises en page et un ton plus personnel dans le propos. Dans les romans A SUIVRE, il existait une sorte de distance entre l'auteur et son récit. Ce n'est plus le cas dans les romans graphiques actuels, on y raconte sa vie au jour le jour. Ce n'est ni bien, ni mal. Simplement, autre chose.

La mise en œuvre d'un jeu vidéo est-elle beaucoup plus lourde qu'une bande dessinée ?

Oui, on travaille avec de grosses équipes. Cinquante à cent cinquante personnes. Ce qui est l'équivalent d'un petit film. La bande dessinée est un média relativement léger à mettre en œuvre. Dans le jeu vidéo, tout est plus lourd, plus lent à mettre en place : la décision d'entreprendre, la production… Les sommes en jeu sont nettement plus élevées.

L'Amerzone a tout de même demandé moins de ressources que vos dernières productions…

Oui. Nous étions cinq pendant la réalisation de la partie graphique. Nous sommes montés à vingt environ sur la fin de la production. On peut passer dans un trou de souris au début d'un genre.

Paradise : Les jardins du palais

Quand on conçoit une histoire pour un jeu vidéo, travaille-t-on différemment que pour un scénario de BD ?

Au départ, il n'y a pas de différences. C'est pour cela qu'on peut décliner le récit sous plusieurs formes, comme nous le faisons avec Paradise . Par contre, la manière de présenter l'histoire à un joueur est très différente. La bande dessinée, à l'instar du théâtre, du cinéma, ou du roman, respecte une très grande linéarité. Le lecteur est très obéissant. Le joueur, quant à lui, a l'impression d'être libre. En réalité, il n'est pas dupe, et sait très bien que l'informatique lui donne la liberté qu'elle veut bien lui laisser. Mais il se comporte comme une éponge et se laisse impressionner par le récit. Il baigne dans l'univers, et petit à petit appréhende l'histoire. S'il ne s'en sort pas, il a la possibilité de se faire aider. Car il existera, quasi toujours, un forum sur le jeu, où il trouvera l'information qui lui permettra de poursuivre son cheminement. Finalement, c'est un monde beaucoup moins solitaire qu'il n'y paraît. Une des principales difficultés dans le jeu vidéo est de créer une émotion. On ne maîtrise pas le minutage nécessaire à la dramaturgie, comme dans une bande dessinée. On ne maîtrise pas complètement le sens de parcours du récit. Il y a donc un travail considérable lié à l'interactivité du jeu. Le joueur peut poser toutes une série de questions. Cela nécessite des dialogues multiples. Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas de répétitions trop lourdes. Dès qu'on laisse la moindre liberté, on doit composer et cela devient l'horreur. Finalement, dictateur, c'est un beau métier. Un cinéaste, ou un auteur de BD, c'est un dictateur. Il ne tolère aucune digression. Il impose son récit de A à Z. Dans un jeu vidéo, il faut faire passer ses lois en douce. Il faut imbiber le joueur. Lui donner l'impression qu'il a pris lui-même la décision. Il faut suggérer fortement sans qu'il ne s'en rende compte.

C'est comme dans la vie finalement…

C'est exactement ça. Lorsqu'on n'est pas un dictateur, on agit ainsi. Avec sa femme, ses amis… ou si on est politicien, avec ses électeurs. C'est de la persuasion en douce. Mais, en plus dans mon cas, je dois faire rire, pleurer… Cela ouvre des possibilités multiples. C'est passionnant !

Maintenant que le jeu Paradise est sorti, quels sont vos projets ?

Nous allons entamer la pré-production d'Aquarica avec François Schuiten, en mai. Pour la version jeu vidéo, cela ne devrait pas poser de problème. Par contre, en ce qui concerne le film d'animation, ce n'est pas encore prêt de se concrétiser. C'est un nouveau terrain à conquérir. Et le budget est dix fois plus élevé. Un jeu, tel que nous les concevons, coûte dans les deux millions d'euros à produire. Pour un film, il faut compter dans les vingt-cinq millions !
Parallèlement, je souhaite créer des jeux d'aventure axés sur des enquêtes policières. Il s'agira de jeu plus courts, mais avec des suites. L'idée est d'inviter des auteurs de romans policiers à imaginer une intrigue dans un huis clos (une villa perdue, un bateau…). Pour le premier récit de cette collection de jeux, j'ai repris le pitch d'un Canardo , l'île noyée . J'aimais bien cette histoire de meurtre où le lieu du crime disparaissait sous l'eau. C'est le seul élément qui subsistera de l'aventure originelle. La deuxième enquête se passera dans un théâtre. La sortie du premier jeu est prévue pour 2007.

Que faites-vous encore dans Canardo ?

J'en écris encore les histoires. La partie graphique est maintenant dans les mains de Pascal Raignaux.

La transition s'est opérée en douceur…

Cela s'est fait en douceur, car il a dessiné beaucoup dans les coins avant de reprendre le personnage. Il l'a néanmoins un peu transformé. De mon côté, je ne raconte plus tout à fait les mêmes histoires. Avant, j'avais tendance à mettre tout ce qui me passait par la tête dans Canardo. Cela faisait le charme de l'affaire, mais j'en arrivais à produire des histoires tellement dramatiques, que j'avais l'impression qu'une partie de ces récits se diluait dans cet univers plutôt humoristique. Je suis donc revenu à des aventures plus légères et rigolotes, qui sont plus en adéquation avec l'atmosphère de la série.

Propos recueillis par Marc Carlot en avril 2006.
Copyright © Marc Carlot / Auracan.com 2006
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Photo de Benoît Sokal © Marc Carlot 2006 / DR
Visuels © Sokal, White Birds

Pour en savoir plus...


Le site officiel de White Birds Productions

Le site officiel du jeu Paradise

Quelques albums de Benoît Sokal :

Canardo T13 Paradise T1

Indiscrétion : Benoît Sokal au Paradis

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Marc Carlot
08/05/2006