Jean-Yves Delitte, Le Neptune est
votre première
série en solo…
Depuis longtemps, j’avais l’envie de travailler
seul, de réaliser une série fantastique,
de pouvoir explorer des univers que j’affectionne
dans le domaine de la marine. Cela fait longtemps que
j’en ai parlé à Philippe Richelle
avec qui je collabore depuis longtemps. Je lui ai proposé de
s’aventurer avec moi dans d’autres domaines
: la science-fiction, le drame social… Comme il
n’était pas trop tenté par l’aventure,
je me suis jeté à l’eau en décidant
de faire moi-même dessin et scénario, plutôt
que de rechercher un autre scénariste avec lequel
je n’étais pas certain de m’entendre.
S’agit-il de votre premier scénario
?
Oui, hormis quelques courts récits dans le Journal
de Tintin et Hello BD. Ayant une autre profession –je
suis architecte– j’avais mon temps et les
séries que je faisais alors avec Philippe (Donnington,
Venturi…) me suffisaient.
Comment présenteriez-vous Le
Neptune ?
Pour le néophyte, disons qu’il s’agit
d’un récit “à la Jules Verne“ revisité,
bien que je m’en écarte rapidement en
recherchant une trame plus fantastique. Pour vous expliquer,
tout est imaginaire : le récit bien sûr,
mais aussi les décors, les machines… Je
me prête au jeu de faire croire au lecteur que
tout est réaliste, que je revisite notre passé,
que ce que je raconte est plausible et a peut-être
existé. Néanmoins, tout est imaginaire.
Par exemple, tous les véhicules que l’on
voit sont totalement issus de mon imagination. Je recrée
tout en donnant un aspect réaliste à ces éléments.
Je dessine une automobile, un tricycle, qui n’existait
pas à l’époque ; ce type d’engin
n’apparaissant qu’une dizaine d’années
plus tard aux Etats-Unis. J’extrapole ainsi de
quelques années sur la réalité en
m’appliquant à être véridique
sur le design, sur les détails.
Et pour ce qui des bâtiments, votre carrière
d’architecte doit vous servir…
A nouveau, je crée ces édifices à partir
de ma culture personnelle. Ma formation en histoire
de l’architecture m’aide à créer
des bâtiments. Par exemple, lorsqu’on voit
le Ministère de la Marine à Washington,
je l’ai imaginé de toutes pièces.
Je n’ai pas cherché à savoir à quoi
il ressemblait à l’époque. Cela
ne m’intéressait pas : je me suis amusé à transcrire
une architecture possible. J’ai tout de même
un peu de documentation dont je me nourris pour trouver
des formes, des motifs décoratifs… Elle
me sert juste à donner une certaine crédibilité à mon
dessin et aux décors que je crée. Je
ne vois pas l’intérêt de recopier
fidèlement quelque chose ayant existé,
je préfère inventer un élément
qui aurait pu exister ! Autant dans mon autre série,
Les Coulisses du Pouvoir, qui se passe de façon
contemporaine, je dois respecter une grande fidélité avec
les lieux montrés car le lecteur peut s’y
rendre, autant avec cette nouvelle série, je
tiens à m’amuser en recréant un
monde possible.
Voilà pour le décor, passons maintenant à l’intrigue.
Votre récit est très complexe : il possède
de nombreux tiroirs…
La méthode de Philippe Richelle, puisque je
travaille avec lui depuis des années, m’a
fortement inspiré. Je ne voulais que William
Lake, le personnage principal, tombe fortuitement dans
l’aventure. J’ai souhaité en faire
un personnage réaliste, crédible. C’est
un créateur, qui ne vit que pour son art et
son œuvre, qui comme beaucoup d’inventeurs
a des problèmes financiers. De ces aspects terre-à-terre,
j’ai cherché à le faire tomber,
malgré lui, dans l’aventure. C’est
pour cette raison que j’ai écrit une histoire à tiroirs
: divers paramètres permettront ce basculement.
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C’est en effet un personnage extraordinaire
par ses créations mais très banal par
sa vie, son quotidien…L’album débute
en le montrant en famille, avec son fils et sa belle-sœur
qui vit avec lui depuis qu’il est veuf…
C’est un doux rêveur, un homme qui appartient à une époque
où il y avait de nombreux inventeurs. Pour l’anecdote,
son nom m’est venu par hasard en feuilletant
un atlas des Etats-Unis. Par la suite, en me documentant
sur l’histoire de l’époque, j’ai
découvert un Anglais qui vivait aux Etats-Unis.
Il s’appelait Simon Lake, et il avait inventé en
1886 “l’Argonaute“, un sous-marin
doté de roues ! Cette série est née
ainsi, fortuitement, par différentes recherches
et divers hasards.
Après avoir fait la connaissance de cet inventeur,
vous nous présentez un univers totalement autre
: celui de la finance et des magouilles urbaines…
Il me fallait trouver un prétexte pour faire
partir William Lake à l’aventure. J’ai
ainsi échafaudé une histoire parallèle,
dont les acteurs vont croiser la route de Lake. Ils
vont sans cesse se croiser sans jamais se rencontrer.
Les fonctionnaires du Ministère de la Marine,
et cela est propre à cette époque, n’avaient
aucune considération pour les progrès
techniques. Ces militaires ne croyaient pas en la vapeur,
et considéraient les sous-marins comme l’arme
du lâche et du traître. A l’inverse,
cette époque est aussi celle des grands concours
: ainsi, je mets en place une grande régate
où les armateurs désirent faire de la
publicité pour leurs voiliers. L’histoire
de cette régate, manipulée par divers
personnages véreux, et celle de William Lake
et de son sous-marin vont se croiser…
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Vous avez créé une très riche
galerie de personnages : l’inventeur, les fonctionnaires,
les banquiers, les armateurs, les militaires… On
ne peut pas lire ce premier tome de façon distraite
face à cette richesse de personnages.
En effet ! Chaque apparition de ces personnages est
importante pour la suite du récit. Ils vont
revenir dans les prochains tomes où ils auront
leur rôle à jouer. Je souhaitais, comme
le fait Philippe Richelle, faire apparaître des
personnages de façon utile, en leur donnant
une certaine contenance pour faire comprendre au lecteur
que si tel personnage agit, c’est qu’il
y a quelque chose qui le motive.
Troisième univers après celui de l’ingénieur
qui travaille à son invention et celui des magouilleurs
qui s’enrichissent, vous nous présentez
un homme fantasque et très fortuné qui
explore le monde…
Gunther Von Stundendt est un personnage qui me paraît
très important dans le premier tome : il est
le déclencheur du départ de William Lake.
C’est grâce à lui que Lake part à l’aventure.
Ce milliardaire n’est pas un homme bienveillant
: pour son intérêt personnel, il achète
le sous-marin et n’hésite pas à profiter
de la situation en s’appropriant l’invention
de Lake. C’est souvent le cas d’ailleurs
: le créateur est souvent acculé de vendre à perte
sa création.
Ce milliardaire est en avance sur son
temps : il a compris l’importance des médias. Nous
sommes aux débuts de la photographie qu’il
n’hésite pas à utiliser pour faire
parler de lui dans la presse…
Effectivement, c’est un homme d’affaires
moderne comme ceux qui ont existé à l’époque
et qui ont fait fortune car ils ont profité des
nouvelles technologies pour devancer leurs contemporains.
Ce personnage, égocentrique et mégalomane,
est-il un homme « à la Jules Verne » ?
C’est tout à fait un homme “à la
Jules Verne“. Pour l’anecdote, quand je
m’apprêtais à créer cette
nouvelle série, j’ai commencé à dessiner
quelques illustrations en me remémorant les
souvenirs que j’avais des livres de Verne. Ensuite,
je suis allé confronter mes dessins avec ses
ouvrages. J’ai été alors frappé par
l’importance de la description chez le romancier.
A la différence qu’en bande dessinée,
le lecteur n’a pas à lire la description
des lieux car il la voit !
Oui, exactement. Pour répondre à votre
question, il est certain que Jules Verne m’a
nourri indirectement. Même si je ne connais pas
tous ses livres, j’en ai lu plusieurs lorsque
j’étais adolescent. Enfant, dans ma chambre,
j’avais la chance d’avoir toute la collection.
Mais je ne les ai pas tous lus !
Quatrième personnage qui renforce l’aspect
maritime de cette série : un pirate !
C’est un autre homme d’affaire, qui par
le biais de la piraterie, comme cela existe encore
aujourd’hui dans certaines mers asiatiques, recherche à faire
le plus de profit en pillant des navires.
Lorsqu’il attaque le navire du milliardaire,
on peut penser que ce pirate n’agit pas seulement
pour son propre compte…
Il a été acheté, en effet. Il
attaque les proies qui lui passent sous le nez certes,
mais on devine qu’il a une mission importante
pour laquelle il a été payé. A
ce point-là du récit, le lecteur peut
comprendre que les personnages vus à New York
pourraient bien être mêlés à l’affaire…
La cinquième étape de cet album, qui
frustre terriblement le lecteur, se situe à la
toute fin….
Oui, la dernière page ! Le récit devient
plus fantastique… William Lake est dans son sous-marin
qui s’enfonce sous les eaux. Il vient d’échapper à l’attaque
pirate contre le navire du milliardaire. Mais il n’est
pas seul à bord : il y a bien sûr son équipage,
mais s’y trouve aussi des passagers clandestins…
Et la suite ?
Les deux premiers tomes sont fortement liés
: on peut presque dire qu’ils composent une histoire
complète. Pour les deux suivants, car la série
est prévue en quatre tomes, je peux presque
dire qu’il s’agira de récits complets,
indépendants, mais reliés avec les deux
premiers. Après ces quatre tomes, on verra.
Si ça marche, tout est possible ! J’ai
déjà écrit le découpage
des quatre premiers : j’ai imaginé deux
fins différentes selon le fait que la série
se poursuive ou pas. Le second tome paraîtra
en février 2004 et le troisième quelques
mois plus tard.
Comment réagissez-vous si je classe Le
Neptune dans le genre des séries maritimes ?
J’en suis très content. J’adore
le monde de la marine. Pour l’anecdote, cet album
est parrainé par Paul Gillon qui a réalisé un
ex-libris. Initialement, c’était François
Bourgeon, le créateur des Passagers du Vent,
qui devait le faire, un auteur qui est très
proche de mon univers. Malheureusement, Bourgeon n’a
pas pu le faire, mais je suis très heureux de
cette opération “coup de cœur“ et
du dessin de Paul Gillon, l’auteur d’une
autre série maritime, Jérémie.
Comment avez-vous choisi le titre de votre
série
? La couverture présente un grand N doré… N
comme “Neptune“, ou comme “Nautilus“,
le sous-marin du Capitaine Némo ?
A propos du “Nautilus“, je me pose beaucoup
de questions. Historiquement, “Le Nautilus“ n’est
pas une création de Jules Verne, mais de Robert
Fulton au début du 19ème siècle,
vers 1815-1816. Subventionné par l’ambassadeur
américain, Fulton a testé le premier
sous-marin américain à Paris, dans la
Seine. Plus récemment, on a dit que le sous-marin
nucléaire américain “Le Nautilus“ était
baptisé ainsi en hommage à Jules Verne.
Je n’en suis pas convaincu… J’ai
créé ce grand N en dessin de couverture
car je souhaitais donner un logo à la série,
tout simplement. J’ai choisi Le Neptune comme
titre car je voulais évoquer le monde de la
mer, il fallait lui donner une consonance en rapport
avec la mythologie car William Lake est un homme instruit
qui n’allait pas baptiser son sous-marin “Albertine“ !
J’ai tout de même hésité à l’appeler “Le
Nautilus“, mais c’était trop banal.
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