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Entretien avec Rodolphe et Bertrand Marchal

Bertrand Marchal
Bertrand Marchal

Le temps presse ! Le cerveau du Professeur Yves Fréhel n’a toujours pas livré la formule de sa créatine d’éternité et son corps agonisant ne peut plus supporter qu’une seule et ultime intrusion. Conscients de l’enjeu, les laboratoires Torrent ont dépêché un gros ponte depuis les États-Unis pour prendre les choses en mains. Le plan de la dernière chance consiste à replonger Fréhel à l’instant même de sa « mort ». Ses fantômes personnels sauront-ils lui arracher son précieux secret ?… À l’occasion de l’ultime volume de leur série Frontière, Rodolphe et Bertrand Marchal s’expliquent et reviennent pour Auracan.com sur cette ambitieuse histoire parue au Lombard…

Rodolphe, comment est né le récit de la série Frontière , une nouvelle facette de tes nombreux univers ?

Rodolphe  : J’écris avec une certaine spontanéité, quitte à ce qu’il existe de vieilles racines qui remontent à de vieux fantasmes qui peuvent parfois aller jusqu’à mon enfance. J’ai récemment eu l’occasion de réfléchir à la genèse de cette série. C’est une image qui m’est venue : celle d’un homme qui marchait dans un parc, et qui, tout d’un coup, se demande ce qui lui arrive et découvre qu’il est mort, avec une grande dichotomie entre l’image et le texte off. Un double discours se faisait alors avec un second texte off différencié par une couleur différente de celle du précédent : «  et si t’étais mort, tu te baladerais ainsi ? ». À n’y plus rien comprendre ! Voilà mon idée de départ, drôle non ? L’aspect supplémentaire de ce récit, avec ce background scientifique, est arrivé par la suite sur cette séquence-là, sur cette image d’un personnage qui ne sait pas du tout ce qui lui arrive. La gestation de ce récit n’a pas été très longue… J’ai cogité une année sur l’histoire. J’ai fait un essai avec Emmanuel Moynot qui avait dessiné quelques pages pas mal du tout…
Bertrand Marchal : Mais jugées pas assez réalistes par Le Lombard.


Rodolphe

Vous étiez donc parti dès le départ avec Le Lombard pour ce projet ?

Rodolphe  : Oui, pour une raison très simple. Il y a quelques années, lors d’une soirée à Angoulême, François Pernot [ directeur général de Dargaud Lombard Benelux, ndlr ] m’a questionné sur mes projets et je lui en ai parlé. Nous en avons longtemps discuté, les idées se succédant alors aux autres. Il me paraissait donc logique de proposer la série au Lombard.

Vous connaissiez-vous déjà à ce moment-là ?

Rodolphe  : Non pas encore, ça a été une jolie coïncidence…

Quelle fut-elle ?…

Bertrand Marchal  : Je réalisais alors la fin des trois albums des Châtiments de l’An Mil (Glénat) et me retrouvais sans rien. Je m’étais alors demandé avec qui j’allais travailler, d’autant que j’avais eu pas mal de déconvenues avec mon précédent scénariste. Je souhaitais une bête de concours, quelqu’un sur qui je puisse compter. Je pensais notamment à Thierry Smolderen avec qui j’étais en contact, mais qui malheureusement écrit des scénarios trop intellectuels… Comme j’aimais particulièrement le boulot de Rodolphe, je l’ai appelé. Il m’a expliqué qu’il était en train de moutonner quelque chose, qu’un dessinateur était à l’essai dessus, mais que ce n’était pas encore décidé. Puis Rodolphe m’a recontacté pour m’annoncer que Moynot n’était pas retenu et qu’on pouvait tenter le coup ensemble. Nous avons réalisé trois planches que nous avons adressées à Yves Sente, directeur éditorial du Lombard…

L’histoire est assez complexe du fait de la situation atypique du personnage principal… Comment construisez-vous vos albums ?

Bertrand Marchal  : Il ne faut pas que la clé du problème soit trop vite réglée. Je m’efforce de renouveler les scènes récurrentes où apparaissent les méchants, et je ne vous cache pas que ce n’est pas simple…
Rodolphe  : J’écris planche par planche. J’ai développé une vision myope et obsessionnelle, c’est-à-dire que je travaille sur une courte séquence de quelques planches, puis je me mets dans une sorte d’état d’hystérie totale pour revenir sur ce que je viens de faire. Chaque jour me permet de résoudre un point et de passer à l’étape suivante.
Bertrand Marchal  : Tu réécris alors pour arriver à 46 pages ?
Rodolphe  : Oui. Quand j’arrive sur la fin, je triche un tout petit peu. Au-delà des 40 pages, je reprends un peu par l’autre bout pour être certain de bien tout compartimenter. Mais j’ai rarement de problèmes, j’ai intégré depuis longtemps le moule des 46 pages.

Justement, par rapport au format, vous êtes publié dans la collection Polyptyque où votre éditeur vous impose dès le début d’annoncer le nombre de tomes prévus. Comment évaluer la longueur de la série à l’avance ?

Rodolphe  : Pour te répondre très franchement, mon cher Brieg, l’éditeur souhaitait quatre tomes pour cette série. Nous aurions aussi bien pu en faire cinq ou six, nous avions la matière pour. Du coup, nous avons développé un jeu : dans le premier tome, tel un prologue, nous avons la mort du personnage principal sur les 3ères planches. Dans le tome 2, le prologue en fait 6 ; dans le tome 3, il en fait 16… Ces parties-là sont totalement ancrées dans la réalité ; au fil des tomes, elles prennent de plus en plus de place sur le récit !
Bertrand Marchal  : C’est intéressant pour moi, puisque je ressers les mêmes pages. Pour exemple, les trois premières planches du tome 1 réapparaissent dans le tome 2, elles me sont donc payées deux fois ! [ rires ]
Rodolphe  : L’éditeur a raison de les payer. Cet effort de faire revivre quelque chose que nous avons déjà vu est extrêmement fort.
Bertrand Marchal  : Et dans le tome 4, nous avons le flash-back complet…
Rodolphe  : En effet, mon récit est construit à l’envers ! Et il y a aussi un autre paramètre : j’étais un grand fan de séries comme Le Prisonnier, Les Envahisseurs… De la même façon, notre personnage se retrouve piégé.
Bertrand Marchal  : Nous aurions ainsi pu réaliser un feuilleton qui n’en finirait pas, où toutes les fins seraient toujours les mêmes, avec cet effet cyclique permanent !

Bertrand, évoquons ton dessin. Avec Frontière, par rapport à ta précédente série, tu es passé de la série historique au contemporain…

Bertrand Marchal  : C’est très différent en effet. Ma précédente série se passait au Moyen-Âge, à l’An Mil, une époque dont on a fort peu de représentations iconographiques. Si j’avais à la refaire, j’adopterais plutôt un style héroïc fantasy. Mais j’étais lié : la collection Vécu m’imposait de me coller le plus possible à la réalité historique. Cela m’a coincé et ennuyé. En même temps, comme cela se passait beaucoup en pleine nature, j’avais peu de documentation sur laquelle m’appuyer, peu de perspectives à dessiner, j’ai donc pu réaliser ces trois albums très vite.

Mais cela est fort différent sur Frontière n’est-ce pas ?

Bertrand Marchal  : Absolument. Dessiner les tomes de Frontière me prend plus de temps puisque nous sommes dans un décor contemporain, avec des ordinateurs, des voitures, etc… Il est certain que j’ai beaucoup plus de travail documentaire sur cette série. Le dessin réaliste contemporain impose ce genre de contraintes. En tant que lecteur, je ne suis pas fan de récit historique ; pour m’identifier à un personnage, j’ai besoin qu’il me ressemble. Sur Frontière, le héros est habillé comme moi, il évolue dans une ville qui ressemble à celle où je vis, Liège, même si cela est censé se dérouler à Paris. Je m’y retrouve bien. L’’intérêt du scénario de Rodolphe est aussi d’évoluer dans un décor banal ; c’est la force de la rupture entre ce quotidien banal et cette menace fantastique que vit notre personnage. C’est cela qui crée un récit angoissant, oppressant. Finalement, le propre des scénarios de Rodolphe réside dans le fait que ses héros sont très communs.

Rodolphe nous ayant quitté à l’instant, nous allons pouvoir parler de lui ! Je t’imagine très heureux de bosser avec lui…

Bertrand Marchal  : Oui, très franchement. Chaque fois que j’ai des doutes et que je peine sur mes planches, je me dis : « nom de Dieu, tu travailles avec Rodolphe quand même ! ». Cela me donne aussi une visibilité que je n’avais pas auparavant. Nous avons énormément discuté ensemble. Je dirais même qu’il a été trop coulant, il acceptait toutes mes remarques sans forcément chercher à défendre son point de vue. Je connais assez bien ses univers, je suis lecteur de ses ouvrages, je ne suis donc pas déconcerté par ce qu’il me propose. Et en effet, Frontière, c’est du Rodolphe ! Il a des thèmes récurrents, il a des obsessions comme la quête d’identité de héros fragiles, qui doutent, etc… En tant que lecteur, mais aussi en tant que dessinateur, c’est ce que j’aime également. Notre héros n’est pas un super héros, il n’est pas beau, je l’ai travaillé ainsi. Il s’agit d’un mec ordinaire à qui il arrive des choses extraordinaires. Les lecteurs peuvent ainsi s’identifier à lui et recevoir son histoire personnellement.

Propos recueillis par Brieg F. Haslé à Saint-Malo en octobre 2005
© Brieg F. Haslé / Auracan.com
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Photos © Cristian Esculier / Auracan.com
Visuels © Rodolphe - Bertrand Marchal / Le Lombard
Remerciements à Diane Rayer

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Brieg F. Haslé
10/12/2007