Briac en gare de Brest
© Briac / Nadoz Vor Embannadurioù |
« Si l'on débarque un matin, au petit jour, dans la gare de Brest, on constate que c'est bien une gare de fin de terre européenne, une gare d'extrémité un peu mortifiée, une gare qui donne accès à toutes les choses qui n'ont plus rien à voir avec la terre, ses routes conquises par les automobiles et ses voies ferrées qui laissent des traces brillantes dans la nuit. L'Europe de l'Est à l'Ouest aboutit à cette gare discrète, calme, créée pour un seul train, un convoi peu peuplé, mais toujours habité par des figures attachantes. »
Pierre Mac Orlan, Brest, éd. Émile Paul, 1926.
Briac Queillé, né en 1967, qui signe ses ouvrages de bande dessinée de son seul prénom, est un amoureux de la ville de Brest. Après des études à l’École des beaux-arts de Brest, Briac est distingué par le prix Jeunes talents du festival Quai des Bulles de Saint-Malo en 1998. Le dessinateur attendra cependant 2008 pour publier son premier album : Armen (éd. Le Télégramme). Dans la foulée, en 2010, il présente Les Gens du Lao-Tseu (même éditeur) qui est riche d’ambiances à la Mac Orlan. L’année 2014 voit la parution de La Nuit Mac Orlan, récit né de la prolifique imagination de l’inclassable Arnaud Le Gouëfflec (éd. Sixto). Ici l’hommage à l’auteur du Quai des brumes est encore plus évident.
© Sixto |
C’est en 2012 que les éditions Sixto (jeune label spécialisé dans le polar, basé à Nantes et disposant d’une antenne brestoise) lui proposent de composer une nouvelle bédessinée promise à rejoindre un collectif coédité par la direction régionale bretonne de la SNCF. Publié en décembre 2012, ce recueil intitulé Quais divers regroupe cinq nouvelles aux qualités inégales. Indéniablement, la plus maligne et la plus belle graphiquement est celle composée par Briac. Avec ce récit baptisé Vent d’est, comportant quinze planches traitées dans des tons gris et ocre (chaque chromatique caractérisant une des deux périodes chronologiques abordées), l’auteur imagine la venue à Brest d’un universitaire parisien en 1966.
© Briac / Sixto |
Petit-fils d’un couple de Brestois disparus sous les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, Henri Fautras n’était jamais revenu dans la cité du Ponant depuis leur enterrement. Briac réalise ici un petit tour de force, son histoire se déroulant intégralement dans la gare de Brest. S’apprêtant à prendre son train de retour vers la capitale après avoir donné une conférence, ce désabusé personnage patiente et se remémore un moment de son adolescence. Flash-back : nous basculons de 1966, avec pour décor la gare d’Urbain Cassan construite en 1936, à l’année 1935 où le jeune Henri est accompagné à la gare par sa grand-mère. Par un de ses hasards qui n’existent que dans les halls de gare ou d’aéroport, le jeune homme va connaître un certain émoi en rattrapant l’écharpe d’une élégante demoiselle qui s’avérera être une espionne à la solde de l’Allemagne nazie… Les amateurs d’affaires judiciaires locales y reconnaîtront la belle et séduisante Lydia Oswald, espionne suisse-allemande qui soutirait renseignements militaires et informations sur l’état des forces navales françaises à des officiers de marine basés à Brest. Arrêtée le 3 mars 1935 en gare de Brest, elle purgera une peine de neuf mois à la prison de Pontaniou avant d’être raccompagnée à la frontière suisse.
Fort bien documenté, Briac met en scène l’ancienne gare de Brest (celle édifiée en 1865), évoquant d’ailleurs son état de délabrement qui entraînera sa prochaine destruction, et s’offre le luxe de nous en restituer le hall d’accueil, les guichets, les quais, sans oublier de dessiner d’impressionnantes locomotives toutes fumantes de vapeur. Pour les scènes se déroulant en 1966, le dessinateur n’omet pas de représenter le gigantesque bas-relief en granit rose de Lucien Brasseur dans sa version d’après-guerre, fort endommagé par les bombardements qui ravagèrent Brest en 1944.
extrait de Quitter Brest © Briac / Sixto |
Si le recueil Quais divers est aujourd’hui difficile à se procurer, saluons l’initiative d’un jeune éditeur en langue bretonne, Jeremi Kostiou, qui reprend sous le titre Avel reter, la belle nouvelle bédessinée de Briac. Cette édition dispose d’un double cahier documentaire. Comme l’explique le fondateur du label Nadoz-Vor Embannadurioù : « L'histoire s'accompagne d'un dossier historique composé de deux parties. La première, écrite par Fabian Losteg, doctorant en histoire contemporaine à l'Université Rennes 2, évoque la période brestoise de l'un des personnages principaux, qui a beaucoup fait parler de lui dans le Brest des années 1930... Quant à la seconde, que j’ai écrite, elle évoque l'historique de la gare de Brest des origines aux années 1960 ».
Brest, la place de la porte et le pont de Recouvrance © Briac |
Autre bonne nouvelle : fin octobre est paru chez Sixto un ouvrage intitulé Quitter Brest où la nouvelle Vent d’est est reprise enrichie d’un prologue de cinq planches où Henri Fautras croise Marin, le héros de La Nuit Mac Orlan. L’ensemble propose également un portfolio sur Brest entre 1930 et 1960, et deux récits signés Yvon Coquil : Pari Brest et Les Hespérides. « Briac illustre deux nouvelles originales de l’auteur de polar Yvon Coquil, nous précise l’éditeur Lionel Durand. Le duo, complice, convoque les années 1950 et nous conte l’arsenal, la camaraderie ouvrière, les joies du turf et “les petits matins gris à se geler les miches en fond de cale de radoub”. » Une postface d’Arnaud Le Gouëfflec vient compléter le tout.
3 questions à Briac Comment est née l’envie de mettre en scène la gare de Brest ? Tout est parti d'une demande des éditions Sixto et de la SNCF. Je travaillais à l'époque sur un projet d’album avec Gérard Alle. Encore un projet refusé par ces chers éditeurs parisiens... J'ai accepté le projet parce que Sixto – Lionel Durand en particulier – semblait désireux de travailler avec moi en me laissant une grande liberté. Et j'ai bien fait ! Déjà, parce que sans Sixto, je n'existerais peut-être plus en tant qu'auteur de bande dessinée et que Vent d’est m'a permis de tester la technique que j'utilise encore aujourd'hui : encre et acrylique sur fond enduit de gesso. S'il est vrai que j'avais déjà beaucoup dessiné Brest, notamment dans Les Gens du Lao-Tseu, jamais encore je n'avais dessiné cette gare que j'avais pourtant assidument fréquentée. Bref, j'ai fini par y prendre un grand plaisir. Depuis, j'y regarde à deux fois avant de refuser un projet qui ne m'emballe pas de prime abord ! De quelle façon vous êtes-vous documenté ? Depuis Les Gens du Lao-Tseu, j'avais déjà une documentation importante sur Brest en général et j'avais mes entrées au service des archives de la SNCF. Mais trop de doc est parfois dangereux pour le rendu de l'atmosphère. Ce que j'ai surtout essayé de retranscrire, c'est ce sentiment un chouïa nostalgique que l'on ressent souvent dans cette belle ville ! Nostalgie de l'avant-guerre mais aussi celle des années 1960. Je parie que dans vingt ans, nombre de Brestois et non Brestois auront le même sentiment pour les années 2010... Connaissiez-vous l’histoire de cette espionne suisse-allemande ? Non, je l'ai découverte presque tout de suite après avoir accepté de participer au collectif Quais divers. J'avais tapé « gare de Brest histoire » sur un moteur de recherche bien connu et un article d’Olivier Polard évoquant cette séduisante espionne est apparu en premier... Un signe ! Mais je ne suis pas historien. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant l'histoire extraordinaire de cette femme (d'autres le traiteront bien mieux que moi) que celle de l'individu, du péquin moyen confronté à une situation hors du commun. Donc, mon personnage principal est vraiment ce petit universitaire de retour dans un Brest en reconstruction... Propos recueillis par Brieg Haslé-Le Gall le 21 juillet 2015. |
Article initialement paru dans le Hors-série n° 3 des Cahiers de l'Iroise, 1865, le train arrive à Brest, paru en septembre 2015.