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Entretien avec Jack Manini

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Jack Manini dans son atelier devant son impressionnante collection de planches originales
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Manuel F. Picaud / Auracan.com
« J'aime le côté hollywoodien des scénarios de Fabien Nury. »

Après Éric Stalner, c’est au tour de Jack Manini de nous ouvrir son atelier, ou plutôt ses ateliers dans sa maison francilienne. À 48 ans, Jack Manini s’est imposé comme un auteur de bande dessinée des plus complets.

Formé aux Arts Appliqués à Paris, il maîtrise le dessin réaliste comme la couleur et s’est avec succès aventuré dans le métier de scénariste comme le prouve l’excellente trilogie albanaise la Loi du Kanun dessinée par Michel Chevereau (Glénat).

Avec Fabien Nury, il vient de signer le dessin du premier volet du superbe diptyque Necromancy (Dargaud) où son art a encore pris une nouvelle dimension. Parallèlement, l'auteur signe les scénarios de Catacombes pour Michel Chevereau et d'Hollywood pour Marc Mallès, deux séries à paraître chez Glénat.

Rencontre privilégiée en exclusivité pour Auracan.com.


Jack, d’où vous vient votre passion pour le dessin ?
De la bande dessinée. J’ai appris à dessiner pour raconter des histoires. C’est pour cela que je scénarise et dessine. Mais de manière générale, je fractionne les deux, puisque je préfère scénariser pour d’autres dessinateurs.

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Necromancy T2, extrait de la planche 19 © Manini - Nury / Dargaud

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Necromancy T1
© Manini - Nury / Dargaud
Justement, vous aimez travailler en équipe…
Je travaille toujours en tandem. La BD est un métier relativement solitaire. J’aime échanger, me confronter avec un autre pour faire avancer le projet. Pour l’instant, chaque fois que j’écris une nouvelle histoire, je n’ai pas envie de la dessiner, j’aurai l’impression de remettre deux fois le couvert. Je préfère confier le bébé, et avoir la surprise de le voir grandir entre les mains expertes d’un autre dessinateur. Il y a certains thèmes que j’aime développer comme scénariste, mais avec lesquels je ne serais pas à l’aise graphiquement. Par exemple : la Loi du Kanun en trois tomes avec Michel Chevereau qui, en plus, est un dessinateur incroyable. Autant j’ai pris un plaisir fou à écrire cette histoire, autant j’aurai eu du mal à la dessiner. Je n’ai pas le même état d’esprit en tant que dessinateur et scénariste. Ça doit être deux parties du cerveau différentes qui fonctionne pour l’écriture et le dessin !

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Necromancy T1, extrait © Manini - Nury / Dargaud
Avez-vous baigné jeune dans l’univers de bande dessinée ?
Mes premiers amours sont le comics américain. Quand on est môme, la simple lecture d’une bande dessinée est déjà une création. En lisant, c’est tellement fort, qu’on réécrit l’histoire. Cela m’arrivait parfois de rêver de la prochaine couverture du Strange la nuit et le lendemain, je me précipitais chez le libraire pour mettre la main sur ce numéro qu’il n’avait évidemment pas reçu !

Vous êtes passé par les Arts Appliqués…
À l’époque, il n’y avait pas de section bandes dessinées et je pense que ce n’est pas plus mal. Une école d’art permet de prendre le temps d’apprendre par soi-même et une des choses que j’y ai vraiment découvert, c’est la couleur. J’ai passé un BTS de publicité.

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Necromancy T1, extrait © Manini - Nury / Dargaud
Et pourtant, vous n’avez pas travaillé dans ce domaine...
La seule activité que j’ai pratiquée parallèlement à la bande dessinée était le story-board. J’étais en freelance et cela mettait un peu de beurre dans les épinards. Cela concernait un quart de mon temps et 60 % de mes revenus ! Depuis 4-5 ans, j’ai totalement arrêté le story-board.

Aujourd’hui, vous touchez aux domaines du livre jeunesse et de la bande dessinée.
La littérature jeunesse est sans doute ce qui m’a mené à l’écriture de scénario. Avant, j’avais trop tendance à penser les scénarios en terme d’images. À partir du moment où j’ai été obligé de raconter mes histoires uniquement avec des mots, j’ai appris énormément. Évidemment, ce qui a aussi déclenché cette envie d’écrire des livres pour enfant, c’est mon fils. Il n’y a pas de hasard. On ne peut pas écrire pour les enfants si on n’est pas parent soi-même !

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Necromancy T2, extrait de la planche 19
© Manini - Nury / Dargaud
Quels sont vos univers préférés ?
Tout dépend de ma casquette de scénariste, de dessinateur ou d’illustrateur. Il y a de très bonnes histoires que je n’aimerais pas dessiner. Par exemple, l’excellente série XIII, ne correspond pas du tout à mon univers graphique...

Necromancy est un album assez décoiffant !
Je trouve que la 4e de couverture du T1 résume bien cette histoire : « Nouvelle-Orléans, 1928. Un homme règne sur les vivants. D’entre les morts viendra sa chute. » C’est l’histoire d’un gangster, Gordon Devries qui résout facilement ses problèmes à coups de flingues. Il va se retrouver face à quelque chose qui va ébranler toutes ses certitudes. Il fait du trafic d’alcool pendant la prohibition. Il va s’apercevoir qu’à la place de bouteilles de whisky, il transporte des cadavres, qui de surcroît reviennent à la vie... C’est l’incarnation du salaud, il  va donc en voir de toutes les couleurs et on espère que le lecteur va apprécier sa longue descente aux enfers ! Le mélange fantastique et gangster vient de ce postulat. C'est-à-dire qu’on prend un gangster et on le sort de son monde pour le confronter au fantastique. Et le fantastique va ébranler toutes ses certitudes.

Et tout ceci déclenché par son fils Jeff. C’est aussi un conflit intergénérationnel.
Oui bien sûr, c’est Jeff qui impose le fantastique au père et tout va partir en sucette à partir de là, car il va s’apercevoir que ses associés le trahissent, que son fils invoque les morts ! Et Gordon va être confronté un à un à tous ces problèmes qui vont devenir grandissants. C’est très pesant pour lui dans le T1 et cela va empirer dans le 2. C’est juste une mise en bouche ! Dans le T2, Gordon va vraiment déguster !...

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Necromancy T2, planche 20 : crayonné, encrage, mise en couleurs © Manini - Nury / Dargaud

J’ai l’impression que vous vous êtes assez amusés.
C’est vrai. En fait, quand j’ai rencontré Fabien Nury, le scénario était déjà écrit. Pour un dessinateur, c’est toujours rassurant. On est sûr de ne pas avoir seulement qu’un bon thème et donc on n’aura pas de mauvaises surprises. J’ai apprécié l’histoire à la première lecture. De plus, j’avais vraiment envie d’aborder un tel thème, et surtout de le dessiner.

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Necromancy T2, extrait de la planche 21
© Manini - Nury / Dargaud
Justement, on ressent votre plaisir dans la mise en images.
Je suis ravi de traiter l’ambiance de la Louisiane. Cela m’a permis de mettre en avant ma mise en couleurs. Chaque scène correspond à une ambiance colorée différente, elle-même tributaire de la narration. Je me suis aperçu assez tardivement que j’étais avant tout un dessinateur de couleurs, et non pas de trait. La couleur est un peu la bande-son de la bande dessinée. Ça a donc  beaucoup d’importance et quand j’encre mes planches, je me laisse des blancs pour la mettre en valeur.

Toujours en aquarelle ?
Oui, je ne dis pas que je ne me mettrai pas un jour à la couleur informatique. Mais peut-être qu’alors mon encrage, mon trait de contour sera différent. Et ma mise en couleur sera plus simple.

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Necromancy T2
© Manini - Nury / Dargaud
De quelle façon avez-vous choisi la couverture du T1 de Necromancy ?
Avec Fabien Nury, on a vraiment conçu les deux albums ensemble et les deux couvertures aussi. Sur le premier, il s’agit de la femme de Gordon. Cette femme est visiblement décédée. Elle a été tuée par des rivaux de Gordon. Celui-ci se sent plus ou moins responsable de sa mort. Dans Necromancy, elle va revenir du royaume des morts. Même si elle n’est pas le personnage principal de la série, elle en est presque le moteur et le symbole. On voulait sur la couverture un personnage qui représente les années 30, d’où la coiffure, et puis un côté presque glamour, genre affiche de cinéma, et en même temps, si on regarde d’un peu plus près, on aperçoit deux impacts de balle et un regard vide, celui d’une morte ! Concernant la couverture du T2, Gordon est au premier plan, et dans l’ombre, la silhouette d’un autre mort-vivant, Lindsay...

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Necromancy T2, recherche pour la couverture
© Manini - Nury / Dargaud
Et va-t-on justement connaître le rapport entre le revenant Lindsay et le gangster Gordon ?
Necromancy T1 débute par une série de saynètes. Au début, on peut se demander quel rapport ont les personnages les uns avec les autres. Très vite, tout se regroupe. On découvre la vie et les intentions de chacun. Et ces intentions sont contradictoires chez tous les personnages de l’album. Cela tombe bien, car ça permet de développer une histoire riche en rebondissement ! Dans le T2, dès le début, on va tout révéler au travers d’un flash-back. Il n’y aura pas de flou artistique et l’histoire va repartir plus noir que jamais. Je suis sur les huit dernières planches du T2 qui sortira en janvier 2009. Ce sera de nouveau un 54 pages. On ne laissera pas le lecteur sur sa fin. C’est un vrai diptyque qui s’achève au T2 avec le dénouement de toutes les intrigues du T1.

Quels autres éléments vous ont plu dans cette histoire ?
Le rythme qu’il a fallu retranscrire. J’aime quand ça bouge. J’aime le côté hollywoodien des scénarios de Fabien. Cela m’a permis de traduire des ambiances différentes, et de mettre en avant ma mise en couleurs. Et dessiner des tronches de gangsters est un véritable bonheur.

Est-ce la maison Dargaud qui vous a fait rencontrer Fabien Nury ?
Exactement. On ne se connaissait pas avant et on s’est très bien entendus. On a vraiment fonctionné ensemble. J’ai commencé par story-boarder le scénario. J’ai revu Fabien, on a reparlé de la mise en scène ensemble. Sur chaque scène, j’ai essayé de synthétiser ses intentions. Parfois, je contournais le sujet et il rebondissait sur l’idée. Parfois, je restais très fidèle à son texte et c’est lui qui changeait son angle de vue. Ça a été un vrai échange, un double point de vue au service de l’histoire. Bref, une parfaite collaboration !

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Necromancy T2, extrait de la planche 18, crayonné © Manini - Nury / Dargaud

Après Necromancy, vous développez un nouveau projet chez Glénat :  Hollywood
C’est une série en quatre ou cinq tomes. Marc Malès en sera le dessinateur et moi le scénariste. Hollywood est la genèse de l’histoire du cinéma aux États-Unis de 1870 jusqu’aux années 1925. Je raconte l’histoire du type qui a inventé la première caméra. Il va voir Edison – une des devises de ce vrai génie sans scrupule était : « Ne jamais perdre du temps à inventer des choses que les gens ne seraient pas susceptibles d’acheter » ! Quand le véritable inventeur du cinéma rencontre Edison, c’est pour ressortir inconscient et se réveiller en prison. Edison toujours aussi pragmatique lui a piqué son invention. L’histoire du cinéma est à la fois l’histoire du Far-West et des États-Unis, le mythe en plus. Bizarrement, ces débuts épiques n’ont jamais été exploités tant au cinéma que dans la BD. Edison est pourtant un personnage dantesque, un génie au- delà du bien et du mal. Son unique préoccupation était de gagner de l’argent pour se donner les moyens d’inventer toujours plus – quitte à voler les inventions des autres, leur marcher sur la tête ou tout simplement les éliminer physiquement. Tous les coups étaient permis !

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Catacombes T1, crayonné
© Chevereau - Manini / Glénat
Et vous écrivez aussi chez Glénat la trilogie Catacombes pour Michel Chevereau…
L’histoire commence le 16 juin 1940 quand les Allemands débarquent à Paris et se termine en mai 1968. Je raconte l’histoire des catacombes durant cette période. Le T1 est construit comme un film d’horreur. L’héroïne s’enfonce de plus en plus dans les catacombes et dans les limbes. J’avais envie de traiter la période de l’Occupation depuis quelques années, de passer en revue les différentes idéologies et  les comportements qui caractérisaient cette époque. Je m’intéresse aux gens de tous les jours. J’ai eu aussi envie de mettre en scène quelqu’un que j’admire, Henri Jeanson, le scénariste, dialoguiste d’Hôtel du Nord et de Fanfan la tulipe entre autres. C’était un pacifiste et un polémiste redoutable. Il a été enfermé juste avant l’occupation, il a fait de la tôle pendant et failli y retourner à la Libération. Une admirable grande gueule !

Quel est le pitch de Catacombes ?
Difficile à résumer. Une jeune fille qui s’appelle Jeanne a un père chargé de surveiller les fontis dans les catacombes, autrement dit les risques d’éboulements. Or son père va disparaître dans les catacombes la veille du 16 juin 1940. Jeanne, seule à savoir où il est, part à sa recherche. Et on va suivre l’itinéraire de cette gamine qui va vivre une véritable histoire d’horreur. L’horreur  à la surface  avec l’Occupation allemande et amplifiée, multipliée dans les catacombes, les entrailles de Paris. Les légendes les plus folles, les sectes, les Allemands comme les résistants s’y sont installés. Rol-Tanguy y avait son QG... Le mélange de tout cela est assez détonant !

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Catacombes T1, crayonné © Chevereau - Manini / Glénat

Finalement, vous êtes scénariste chez Glénat et dessinateur chez Dargaud !
Oui et cela me convient très bien. Après Necromancy, je vais me concentrer sur le scénario. J’ai écrit le T1 d’Hollywood et le squelette des autres tomes. J’ai écrit le T1 de Catacombes et suis en train de finaliser le second. J’aime bien avoir des munitions d’avance. Je sais que c’est d’autant plus confortable pour le dessinateur.

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Catacombes T1, crayonné
© Chevereau - Manini / Glénat
Quelle est votre manière de fonctionner comme scénariste ?
J’ai un vague canevas au départ et un thème. J’écris ensuite mon histoire. Et quand j’arrive à la fin, je m’aperçois qu’il faut que je réécrive le début. Il faut donc que je rédige l’intégralité avant de livrer le script au dessinateur. Je n’aime pas m’imposer des objectifs. Je me lance, mes personnages commencent à vivre et ils dévient par rapport à l’objectif que je leur avais assigné. Au bout d’un certain moment, ce sont les personnages qui vont faire vivre mon histoire. Je ne perds pas de vue mon objectif principal, mais mes personnages vont m’imposer la manière d’y arriver.

Comme scénariste, vous pouvez écrire plusieurs scénarii en parallèle plus facilement que de dessiner plusieurs histoires en même temps...
C’est vrai. Je mets pratiquement la même énergie dans l’écriture d’un scénario que dans la réalisation du dessin. Comme je fais ma mise en couleurs moi-même, je dessine en moyenne quatre planches par mois. Je dois me mettre à ma table à dessin de manière métronomique ! Entre deux albums, je me colle au scénario. Je ne peux pas réfléchir en même temps sur le dessin et un scénario. Comme scénariste, je laisse décanter l’histoire. Un scénario correspond à quatre mois d’écriture. Même si certaines histoires mettent plusieurs années à décanter, on y passe beaucoup moins de temps qu’à dessiner un album. C’est pour cette raison que les scénaristes peuvent bosser sur 5 ou 6 scénarios quand un dessinateur travaille sur un unique album.

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Necromancy T1, extrait © Manini - Nury / Dargaud
Comment se fait le choix des dessinateurs avec qui vous collaborez ?
Il faut avant tout que ce soit des dessinateurs dont le style corresponde au sujet. Rien à voir avec mon propre dessin. Pour Michel Chevereau, il y a certes des affinités graphiques, même s’il est un peu plus réaliste que moi. Sur la Loi du Kanun, je faisais la mise en couleur directement sur ses originaux. Quant à Marc Malès, je l’ai rencontré grâce aux éditions Glénat. C’est un passionné des États-Unis et d’Hollywood en particulier. Il a une documentation phénoménale et je lui fais entièrement confiance. Nous partageons la même passion pour les comics américains et des dessinateurs comme Alex Toth ou Joe Kubert. Mais en fonction d’un futur projet, j’aimerais aussi collaborer un jour avec un dessinateur ou une dessinatrice, dont l’univers et le dessin seraient aux antipodes du mien.

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Necromancy T2, extrait de la planche 21 © Manini - Nury / Dargaud
Propos recueillis à Paris par Manuel F. Picaud en septembre 2008
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

Remerciements à Hélène Werlé

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Manuel F. Picaud
20/10/2008