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Jacques Martin

A l'occasion du cinquantième anniversaire de Lefranc, un événement qu'accompagne la parution d'une nouvelle aventure de l'intrépide reporter dessinée par le jeune Christophe Simon (El Paradisio, Casterman), nous avons le plaisir de vous proposer un entretien inédit avec Jacques Martin, illustre signature de la bande dessinée franco-belge, véritable pionnier du 9e art. Non sans humour et impertinence, le maître de la bande dessinée historique revient sur son extraordinaire carrière. En exclusivité, il nous fait également découvrir de récents crayonnés.

Vous fêtez les 50 ans de Lefranc, un personnage que vous avez créé pour le journal Tintin
Lorsque j'ai acheté ma première voiture en 1951, je me suis rendu dans les Vosges pour retrouver un ami d'enfance qui m'a fait découvrir le Col de Bussang. Pendant la Seconde Guerre, ce n'était pas encore un col mais un tunnel où les Allemands avaient installé des V.1 braqués sur Paris. Rendez-vous compte que lors de ma visite, en 1951, ils étaient toujours en place, juste désarmés. Le site était gardé par un malheureux soldat. J'ai trouvé cela tout à fait effarant ! Sur le chemin du retour, j'ai imaginé le scénario de La Grande Menace : et si un fou réarmait ces engins ?… J'ai présenté ce projet au Journal de Tintin où ils ont été très étonnés. Cela ne ressemblait pas du tout à ma série Alix ! Mais j'ai insisté pour réaliser juste une histoire. Cela a été accepté à la condition que je transpose les personnages d'Alix et Enak à l'époque actuelle, d'où la création de Jean-Jean. Pour la même raison, Lefranc est blond, comme Alix. J'étais jeune, j'ai obéi aux injonctions de mon rédacteur en chef.

Extrait du Mystère Borg

Vous avez d'ailleurs fait disparaître Jean-Jean depuis…
Oui, comment voulez-vous faire croire qu'un jeune garçon suive tout le temps un journaliste de 25 ans ? On pourrait me prêter des intentions douteuses ! Le problème était que je ne le montrais jamais à l'école. Des parents m'ont écrit pour s'en plaindre. Je l'ai donc fait disparaître, sans explication. Autant pour Enak, à l'époque romaine, cela est compréhensible, autant Jean-Jean était un personnage inacceptable pour les parents de mes lecteurs. Il fait une apparition dans El Paradisio, et nous le reverrons… Je pourrais d'ailleurs très bien faire une histoire autour de lui, c'est une idée.

Vous ne pensiez pas faire de Lefranc une série ?…
Exactement ! J'ai continué Lefranc suite au succès que La Grande Menace a rencontré dans le journal, puis en librairie. Aujourd'hui, cet album a été vendu à plus d'un million et demi d'exemplaires, il s'agit de mon plus gros tirage! Après avoir terminé La Grande Menace, j'ai présenté le projet d'une nouvelle histoire d'Alix. Je me suis retrouvé piégé : le Journal de Tintin voulait que Lefranc se poursuive ! J'ai donc alterné les deux séries dans un premier temps, mais j'ai été obligé à partir du quatrième tome d'engager des collaborateurs : Bob De Moor, Gilles Chaillet, puis aujourd'hui Christophe Simon.

Évoquons le troisième tome de Lefranc, le dernier que vous assumez seul, un album que beaucoup de vos lecteurs considèrent comme l'un de vos chefs d'œuvre…
Merci ! Je me suis donné beaucoup de mal pour réaliser Le Mystère Borg. J'ai passé des nuits à dessiner des décors très sophistiqués. Pour ce récit, j'étais à l'avant-garde en imaginant une histoire parlant de bombes bactériologiques, comme je l'ai également été dans L'Ouragan de Feu en évoquant la crise du pétrole. Nous étions dans les années 1950. On a peut-être tort d'avoir raison trop tôt (rires) !

En ce qui concerne le dessin des premiers Lefranc, on vous a reproché de marcher dans les plates-bandes de Jacobs…
Il m'en a d'ailleurs beaucoup voulu. Il a fait des réclamations à la rédaction du journal. Il considérait que je lui volais son tempo. Il m'a même convoqué en duel dans une lettre qu'il m'a adressée. Ayant le choix des armes, j'ai choisi un tour sur la piste de Francorchamps : celui qui serait le plus rapide en voiture étant le gagnant (rires). Il ne m'a jamais répondu, et des années après, nous sommes redevenus très amis. Il m'a alors dit que c'était une plaisanterie. Je suis convaincu qu'il avait pris cela très mal à l'époque ! Il est vrai que le grand succès de Blake & Mortimer s'est reporté sur Lefranc. De plus, Jacobs n'était pas présent dans le journal au moment où passait La Grande Menace. Mais plus tard, à l'époque du Mystère Borg, il m'a félicité !

D'autant que votre graphisme s'est éloigné du sien…
C'est vrai, le premier est dans le style du Journal de Tintin de l'époque, influencé par Jacobs, Hergé et Vandersteen. Le journal nous l'imposait d'ailleurs, plus ou moins. Ils nous cassaient les pieds avec ça. Nous devions faire du sous-Hergé, du sous-Jacobs… Mais j'ai très vite eu envie de me dégager de ces influences. Je me suis érigé contre les contrats qui nous imposaient quatre bandes par planches. Je suis un des premiers à avoir fait du trois bandes. J'ai reçu des lettres recommandées me disant "Monsieur, vous ne respectez pas le contrat". Bien entendu, non, parce que c'était idiot ! Même problème avec la présence de femmes dans les histoires. Je suis le premier à avoir mis en scène une femme amoureuse d'un garçon de 18 ans comme Alix dans Le Dernier Spartiate. La rédaction m'a alors dit que c'était scandaleux ! J'ai voulu rompre avec pas mal de choses… Le Mystère Borg est un album où j'ai défini mon style.

Extrait du Repaire du Loup

Après Le Mystère Borg vient l'album Le Repaire du Loup dont vous confiez le dessin à Bob De Moor…
Entre temps, j'avais changé d'éditeur. J'étais passé du Lombard à Casterman. A l'époque, Casterman voulait un album d'Alix par an. J'y parvenais seul, plus ou moins, n'ayant pas de collaborateur hormis Roger Leloup qui m'aidait parfois pour certains décors. Je ne pouvais, bien que travaillant beaucoup, faire un Alix et un Lefranc par an. Casterman m'a suggéré l'idée de trouver un dessinateur pour Lefranc. On a alors cherché pendant longtemps. Je me souviens du dessinateur Gigi qui a disparu, depuis, de la circulation. Puis j'ai proposé à Bob De Moor avec qui je travaillais au Studio Hergé. Il a accepté. Suite à ma demande, Hergé l'y a autorisé. Nous avons donc réalisé cet album ensemble au Studio Hergé, ce qui était très pratique, car nous avions nos bureaux côte à côte. Et j'ai pensé poursuivre avec Bob, mais Hergé s'y est opposé.

Comment l'expliquez-vous ?
Pour comprendre cela, il faut bien connaître le caractère d'Hergé. Ça l'embêtait, c'était un type qui avait un égocentrisme très fort. J'avais beau lui dire que cela donnerait du travail au studio, car à l'époque on y faisait pas grand chose, il n'a jamais voulu. A propos d'Hergé, je suis atterré par ce qu'on peut lire sur lui. On en a fait un surhomme sans aucun défaut, ce qui est totalement grotesque. On a écrit beaucoup de choses qui sont complètement fausses et idiotes ! Le public l'avale plus ou moins bien. Comme disait Voltaire : "mentez ! mentez ! il en restera toujours quelque chose !"… Les gardiens de son œuvre mentent effrontément. S'il a toujours tout fait seul, qu'avons-nous fait pendant vingt ans au Studio ? Des cocottes en papier, bien sûr ! Qu'a fait De Moor, qu'a fait Leloup, qu'ai-je fait ? Mais Bob n'est plus là, et Leloup et moi n'allons pas faire des communiqués de presse à chaque annonce mensongère ! De toute façon, Tintin, c'est fini ! La nouvelle génération n'y accroche plus du tout. Et les ventes chutent… Mais pour moi, c'est un sujet qui date de 32 années, je n'en ai plus rien à cirer !

Pour en revenir à la reprise de Lefranc
Nous avons donc cherché un autre dessinateur et nous avons trouvé Gilles Chaillet. A l'époque, il y avait beaucoup moins de dessinateurs. Maintenant, il y en a beaucoup trop, mais ceci est une autre affaire ! Je n'avais pas un grand choix pour trouver quelqu'un pour Lefranc. Si aujourd'hui, je faisais une telle annonce, j'obtiendrais cinquante candidatures (rires) !

Chaillet était alors graphiste chez Dargaud, et n'avait jamais rien publié…
Il travaillait au Studio Idéfix qui s'occupait du merchandising d'Astérix. Je crois que notre rencontre s'est faite par l'intermédiaire de Claude Moliterni. Chaillet a pris le risque de venir à Tournai me montrer son travail. Et alors que nous déjeunions, nous avons reçu un télégramme de Georges Dargaud annonçant qu'il mettait Chaillet à la porte (rires) ! Il s'est tout de suite mis au travail. Il faut bien le dire, il avait à l'époque de grandes difficultés avec les personnages. J'ai dû beaucoup l'aider.

Que vous lui fournissiez-vous ? Juste le scénario…
Non, comme je l'ai toujours fait et le fais encore aujourd'hui malgré mes problèmes de vue, je prépare des mises en place dessinées avec les textes. Désormais, je fournis à mes collaborateur une mise en place avec des dessins certes assez précis, mais moins chiadés qu'autrefois. A ce propos, mon épouse me disait que Chaillet n'aurait plus qu'à repasser à l'encre mes dessins tellement je les développais ! Elle n'avait pas totalement tort (rires) ! Cela était difficile pour Chaillet, il débutait. Comment vous dire, il avilissait mon dessin. On sentait bien son manque d'expérience.

Extrait de l'Arme Absolue

Pensez-vous juste que cela soit un problème d'expérience ou de collaboration ?
Vraiment, il s'agissait d'un problème d'expérience. Mais aujourd'hui encore, je peine avec certains de mes collaborateurs qui n'ont pas l'expérience du dessin. Beaucoup de jeunes s'imaginent que leur talent de dessinateur suffit. Le dessin est un métier qui s'apprend, qui a des règles, comme dans n'importe quelle autre activité humaine. Vous ne serez pas un bon cavalier tout simplement en grimpant sur un cheval ! Le dessin s'apprend. Et Chaillet est arrivé avec son talent mais sans l'expérience nécessaire. Son problème était de ne pas être allé dans une école de dessin, qu'il n'avait pas appris à dessiner.

Après avoir réalisé ensemble neuf albums, votre collaboration avec Chaillet s'interrompt…
Il était alors très occupé avec sa série Vasco. Travaillant seul ou presque, il en faisait trop. Il a commencé à bâcler Lefranc, et ce n'est pas du tout mon affaire ! Je l'ai averti à plusieurs reprises, Christophe Simon devait rectifier ses dessins depuis La Camarilla. Je me suis mis en colère et j'ai confié la série à Christophe. Si Chaillet avait conservé la qualité de L'Arme absolue, je ne l'aurai jamais laissé en plan. Il l'a très mal pris.

Avez-vous lu la nouvelle série qu'il signe chez Glénat, La Dernière Prophétie ?
Et bien, je dois vous dire que je ne lis plus jamais les bandes dessinées de mes confrères. Mes yeux ne me le permettent plus d'une part, mais également, je suis extrêmement pris par mes travaux. De toute façon, je ne fais jamais de commentaires sur les albums des autres. Jamais !

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