Vous fêtez les 50 ans de Lefranc,
un personnage que vous avez créé pour
le journal Tintin
Lorsque j'ai acheté ma première voiture
en 1951, je me suis rendu dans les Vosges pour retrouver
un ami d'enfance qui m'a fait découvrir le Col
de Bussang. Pendant la Seconde Guerre, ce n'était
pas encore un col mais un tunnel où les Allemands
avaient installé des V.1 braqués sur Paris.
Rendez-vous compte que lors de ma visite, en 1951, ils
étaient toujours en place, juste désarmés.
Le site était gardé par un malheureux
soldat. J'ai trouvé cela tout à fait effarant
! Sur le chemin du retour, j'ai imaginé le scénario
de La Grande Menace : et si un fou réarmait
ces engins ?
J'ai présenté ce projet
au Journal de Tintin où ils ont été
très étonnés. Cela ne ressemblait
pas du tout à ma série Alix ! Mais j'ai
insisté pour réaliser juste une histoire.
Cela a été accepté à la
condition que je transpose les personnages d'Alix et
Enak à l'époque actuelle, d'où
la création de Jean-Jean. Pour la même
raison, Lefranc est blond, comme Alix. J'étais
jeune, j'ai obéi aux injonctions de mon rédacteur
en chef.
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Vous avez d'ailleurs fait disparaître Jean-Jean
depuis
Oui, comment voulez-vous faire croire qu'un jeune garçon
suive tout le temps un journaliste de 25 ans ? On pourrait
me prêter des intentions douteuses ! Le problème
était que je ne le montrais jamais à l'école.
Des parents m'ont écrit pour s'en plaindre. Je
l'ai donc fait disparaître, sans explication.
Autant pour Enak, à l'époque romaine,
cela est compréhensible, autant Jean-Jean était
un personnage inacceptable pour les parents de mes lecteurs.
Il fait une apparition dans El Paradisio, et
nous le reverrons
Je pourrais d'ailleurs très
bien faire une histoire autour de lui, c'est une idée.
Vous ne pensiez pas faire de Lefranc
une série ?
Exactement ! J'ai continué Lefranc suite
au succès que La Grande Menace a rencontré
dans le journal, puis en librairie. Aujourd'hui, cet
album a été vendu à plus d'un million
et demi d'exemplaires, il s'agit de mon plus gros tirage!
Après avoir terminé La Grande Menace,
j'ai présenté le projet d'une nouvelle
histoire d'Alix. Je me suis retrouvé piégé
: le Journal de Tintin voulait que Lefranc se
poursuive ! J'ai donc alterné les deux séries
dans un premier temps, mais j'ai été obligé
à partir du quatrième tome d'engager des
collaborateurs : Bob De Moor, Gilles Chaillet, puis
aujourd'hui Christophe Simon.
Évoquons le troisième tome de Lefranc,
le dernier que vous assumez seul, un album que beaucoup
de vos lecteurs considèrent comme l'un de vos
chefs d'uvre
Merci ! Je me suis donné beaucoup de
mal pour réaliser Le Mystère Borg.
J'ai passé des nuits à dessiner des décors
très sophistiqués. Pour ce récit,
j'étais à l'avant-garde en imaginant une
histoire parlant de bombes bactériologiques,
comme je l'ai également été dans
L'Ouragan de Feu en évoquant la crise
du pétrole. Nous étions dans les années
1950. On a peut-être tort d'avoir raison trop
tôt (rires) !
En ce qui concerne le dessin des premiers Lefranc,
on vous a reproché de marcher dans les plates-bandes
de Jacobs
Il m'en a d'ailleurs beaucoup voulu. Il a fait des réclamations
à la rédaction du journal. Il considérait
que je lui volais son tempo. Il m'a même convoqué
en duel dans une lettre qu'il m'a adressée. Ayant
le choix des armes, j'ai choisi un tour sur la piste
de Francorchamps : celui qui serait le plus rapide en
voiture étant le gagnant (rires). Il ne
m'a jamais répondu, et des années après,
nous sommes redevenus très amis. Il m'a alors
dit que c'était une plaisanterie. Je suis convaincu
qu'il avait pris cela très mal à l'époque
! Il est vrai que le grand succès de Blake
& Mortimer s'est reporté sur Lefranc.
De plus, Jacobs n'était pas présent dans
le journal au moment où passait La Grande
Menace. Mais plus tard, à l'époque
du Mystère Borg, il m'a félicité
!
D'autant que votre graphisme s'est éloigné
du sien
C'est vrai, le premier est dans le style du Journal
de Tintin de l'époque, influencé par Jacobs,
Hergé et Vandersteen. Le journal nous l'imposait
d'ailleurs, plus ou moins. Ils nous cassaient les pieds
avec ça. Nous devions faire du sous-Hergé,
du sous-Jacobs
Mais j'ai très vite eu envie
de me dégager de ces influences. Je me suis érigé
contre les contrats qui nous imposaient quatre bandes
par planches. Je suis un des premiers à avoir
fait du trois bandes. J'ai reçu des lettres recommandées
me disant "Monsieur, vous ne respectez pas le contrat".
Bien entendu, non, parce que c'était idiot !
Même problème avec la présence de
femmes dans les histoires. Je suis le premier à
avoir mis en scène une femme amoureuse d'un garçon
de 18 ans comme Alix dans Le Dernier Spartiate.
La rédaction m'a alors dit que c'était
scandaleux ! J'ai voulu rompre avec pas mal de choses
Le Mystère Borg est un album où j'ai
défini mon style.
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Après Le Mystère Borg vient
l'album Le Repaire du Loup dont vous confiez
le dessin à Bob De Moor
Entre temps, j'avais changé d'éditeur.
J'étais passé du Lombard à Casterman.
A l'époque, Casterman voulait un album d'Alix
par an. J'y parvenais seul, plus ou moins, n'ayant pas
de collaborateur hormis Roger Leloup qui m'aidait parfois
pour certains décors. Je ne pouvais, bien que
travaillant beaucoup, faire un Alix et un Lefranc
par an. Casterman m'a suggéré l'idée
de trouver un dessinateur pour Lefranc. On a
alors cherché pendant longtemps. Je me souviens
du dessinateur Gigi qui a disparu, depuis, de la circulation.
Puis j'ai proposé à Bob De Moor avec qui
je travaillais au Studio Hergé. Il a accepté.
Suite à ma demande, Hergé l'y a autorisé.
Nous avons donc réalisé cet album ensemble
au Studio Hergé, ce qui était très
pratique, car nous avions nos bureaux côte à
côte. Et j'ai pensé poursuivre avec Bob,
mais Hergé s'y est opposé.
Comment l'expliquez-vous ?
Pour comprendre cela, il faut bien connaître le
caractère d'Hergé. Ça l'embêtait,
c'était un type qui avait un égocentrisme
très fort. J'avais beau lui dire que cela donnerait
du travail au studio, car à l'époque on
y faisait pas grand chose, il n'a jamais voulu. A propos
d'Hergé, je suis atterré par ce qu'on
peut lire sur lui. On en a fait un surhomme sans aucun
défaut, ce qui est totalement grotesque. On a
écrit beaucoup de choses qui sont complètement
fausses et idiotes ! Le public l'avale plus ou moins
bien. Comme disait Voltaire : "mentez ! mentez
! il en restera toujours quelque chose !"
Les gardiens de son uvre mentent effrontément.
S'il a toujours tout fait seul, qu'avons-nous fait pendant
vingt ans au Studio ? Des cocottes en papier, bien sûr
! Qu'a fait De Moor, qu'a fait Leloup, qu'ai-je fait
? Mais Bob n'est plus là, et Leloup et moi n'allons
pas faire des communiqués de presse à
chaque annonce mensongère ! De toute façon,
Tintin, c'est fini ! La nouvelle génération
n'y accroche plus du tout. Et les ventes chutent
Mais pour moi, c'est un sujet qui date de 32 années,
je n'en ai plus rien à cirer !
Pour en revenir à la reprise de Lefranc
Nous avons donc cherché un autre dessinateur
et nous avons trouvé Gilles Chaillet. A l'époque,
il y avait beaucoup moins de dessinateurs. Maintenant,
il y en a beaucoup trop, mais ceci est une autre affaire
! Je n'avais pas un grand choix pour trouver quelqu'un
pour Lefranc. Si aujourd'hui, je faisais une telle annonce,
j'obtiendrais cinquante candidatures (rires) !
Chaillet était alors graphiste chez Dargaud,
et n'avait jamais rien publié
Il travaillait au Studio Idéfix qui s'occupait
du merchandising d'Astérix. Je crois que notre
rencontre s'est faite par l'intermédiaire de
Claude Moliterni. Chaillet a pris le risque de venir
à Tournai me montrer son travail. Et alors que
nous déjeunions, nous avons reçu un télégramme
de Georges Dargaud annonçant qu'il mettait Chaillet
à la porte (rires) ! Il s'est tout de suite mis
au travail. Il faut bien le dire, il avait à
l'époque de grandes difficultés avec les
personnages. J'ai dû beaucoup l'aider.
Que vous lui fournissiez-vous ? Juste le scénario
Non, comme je l'ai toujours fait et le fais encore aujourd'hui
malgré mes problèmes de vue, je prépare
des mises en place dessinées avec les textes.
Désormais, je fournis à mes collaborateur
une mise en place avec des dessins certes assez précis,
mais moins chiadés qu'autrefois. A ce propos,
mon épouse me disait que Chaillet n'aurait plus
qu'à repasser à l'encre mes dessins tellement
je les développais ! Elle n'avait pas totalement
tort (rires) ! Cela était difficile pour
Chaillet, il débutait. Comment vous dire, il
avilissait mon dessin. On sentait bien son manque d'expérience.
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Pensez-vous juste que cela soit un problème
d'expérience ou de collaboration ?
Vraiment, il s'agissait d'un problème d'expérience.
Mais aujourd'hui encore, je peine avec certains de mes
collaborateurs qui n'ont pas l'expérience du
dessin. Beaucoup de jeunes s'imaginent que leur talent
de dessinateur suffit. Le dessin est un métier
qui s'apprend, qui a des règles, comme dans n'importe
quelle autre activité humaine. Vous ne serez
pas un bon cavalier tout simplement en grimpant sur
un cheval ! Le dessin s'apprend. Et Chaillet est arrivé
avec son talent mais sans l'expérience nécessaire.
Son problème était de ne pas être
allé dans une école de dessin, qu'il n'avait
pas appris à dessiner.
Après avoir réalisé ensemble
neuf albums, votre collaboration avec Chaillet s'interrompt
Il était alors très occupé avec
sa série Vasco. Travaillant seul ou presque,
il en faisait trop. Il a commencé à bâcler
Lefranc, et ce n'est pas du tout mon affaire
! Je l'ai averti à plusieurs reprises, Christophe
Simon devait rectifier ses dessins depuis La Camarilla.
Je me suis mis en colère et j'ai confié
la série à Christophe. Si Chaillet avait
conservé la qualité de L'Arme absolue,
je ne l'aurai jamais laissé en plan. Il l'a très
mal pris.
Avez-vous lu la nouvelle série qu'il signe
chez Glénat, La Dernière Prophétie
?
Et bien, je dois vous dire que je ne lis plus jamais
les bandes dessinées de mes confrères.
Mes yeux ne me le permettent plus d'une part, mais également,
je suis extrêmement pris par mes travaux. De toute
façon, je ne fais jamais de commentaires sur
les albums des autres. Jamais !
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