Entretien avec Éric Chabbert
Éric Chabbert © Glénat
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« La SF est un genre philosophique en soi. »
À 42 ans, Éric Chabbert fête ses 10 ans de carrière BD. Il démarre en effet en 1998 avec Docteur Monge, une série policière se déroulant au XIXe siècle écrite par Daniel Bardet. Il enchaîne en 2003 avec la tétralogie Nova Genesis sur un scénario de Pierre Boisserie, avant de se lancer en 2007 dans le projet Uchronie[s] d’Éric Corbeyran, dont il met en scène le premier cycle, New Byzance. Rencontre avec un dessinateur licencié en philosophie.
Vous êtes un passionné de BD depuis toujours, amateur de grands dessinateurs comme Gir-Mœbius, Bilal, Schuiten, Mézières, Christin, Druillet, Yslaire, Juillard, Miller, Alan Moore et Otomo Katsuhiro. Quel a été votre itinéraire ?
Depuis mon plus jeune âge, je lisais à peu près toutes les BD à portée de ma main. J’ai lu toutes sortes de journaux BD de l’hebdomadaire Tintin à Pilote en passant par Métal Hurlant avec ses audaces graphiques qui m’ont marqué durablement et je lisais également les Cahiers de la BD en rêvant de devenir moi aussi un auteur BD. Pendant mes temps libres, je dessinais de nombreuses BD tantôt dans un style humoristique tantôt dans un style réaliste. Mais mon parcours personnel scolaire et professionnel m’a éloigné quelque temps de cette passion. Ce n’est que plus tard lorsque je suis tombé sur un concours organisé par le journal Vécu que je me suis décidé à me lancer. Après avoir réussi ce concours, sorte d’examen de passage, on m’a proposé Docteur Monge et mon rêve a enfin pris forme.
extrait de la planche 20 de Nova Genesis T3 © Chabbert - Boisserie / Glénat |
Pourtant, vous avez d’abord suivi une formation généraliste plutôt littéraire et philosophique…
À 18 ans, on subit de plein fouet toutes les influences et il faut bien avouer que personne dans mon entourage ne voyait d’un bon œil une carrière dans la BD. J’ai donc continué mes études en hypokhâgne et khâgne car j’aimais les lettres et la philo mais après ma licence, je ne me suis pas vu devenir enseignant. Je me suis alors orienté vers des études commerciales avec l’idée en tête de travailler dans la publicité et d’intégrer plus spécifiquement le service créatif d’une agence, même si une formation en école d’Art aurait été plus adéquate : mais ce n’était que partie remise car j’ai tout de même fini par passer un an à l’école d’art Charpentier dit « La Grande Chaumière ». J’ai alors commencé professionnellement dans la publicité en tant que directeur artistique chez Saatchi et Saatchi, et j’ai même eu la possibilité de travailler sur de gros budgets tels ceux de la Seita, Fuji, Hewlett Packard, la Société Générale, Danone, Carlsberg, etc. Parallèlement à ce job, j’ai pu réaliser de nombreuses illustrations. C’est certainement ce qui m’a permis de garder la main. Lorsque l’opportunité BD s’est présentée, j’étais prêt à saisir cette chance.
Et, finalement, vous avez tourné la page de la publicité en 1998…
Depuis que j’ai eu mon premier contrat BD, je n’ai plus travaillé pour la publicité. J’étais salarié à l’époque et j’ai pris le risque de tout quitter pour la BD. Ma seule illustration hors BD que j’ai réalisée pendant ces 10 ans a été un poster des Misérables pour les éditions Atlas. Comme quoi ma vraie passion, c’est la BD et son langage narratif si particulier. La BD est en tous les cas un milieu beaucoup plus sympathique que celui de la publicité. En 10 ans, j’ai connu beaucoup de moments fort agréables dans les échanges avec les autres auteurs pendant les festivals. Je me rappelle d’un trajet en train d’une très enrichissante et passionnante discussion avec Gilles Chaillet sur la fin de l’Empire Romain.
planche 19 de Nova Genesis T3
© Chabbert - Boisserie / Glénat |
Après cinq épisodes de Docteur Monge, vous vous êtes lancé dans la science-fiction avec Pierre Boisserie...
C’est Marc Bourgne qui nous a mis en contact. En revenant d’un salon BD, il m’avait mis l’eau à la bouche en me parlant d’une histoire centrée sur une incroyable course-poursuite qui commençait à Denver et qui devait finir sur une autre planète autour d’un autre système solaire. L’ensemble de l’intrigue gravitait autour d’un jeune garçon manipulé génétiquement et qui allait découvrir à la fois ses origines et son formidable potentiel. A priori, cela rappelait pas mal de comics, mais l’originalité venait justement du fait que cette épopée allait de Denver au Grand Canyon jusqu’à Nova, en passant par un huis clos à l’intérieur d’un vaisseau spatial (je suis un fan d’Alien !) avec en background des idées sur la « synchronicité » et sur les liens étroits qui unissent les êtres vivants à leur milieu naturel et donc à leur planète. Un thème que l’on retrouve d’ailleurs dans Voyageur avec également celui du clonage comme quoi les deux séries partagent pas mal de points en commun. À l’époque, l’idée d’un Thomas se révélant être Will lui-même mais plus âgé car prisonnier d’un paradoxe temporel a même été évoquée et c’est une idée qui me séduisait beaucoup même si elle n’a pas été retenue au final.
Ce projet de Pierre Boisserie est la tétralogie Nova Genesis, dont le découpage du 1er tome était finalisé. Le titre initial était d’ailleurs Synchronicity…
Pierre avait également une idée très précise du contenu des deux tomes suivants. À partir de là, il m’a laissé beaucoup de liberté dans le découpage graphique des scènes et dans le design général. On avait tous les deux l’envie de quelque chose de très cinématographique : on a précisément travaillé dans ce sens. On voulait une BD assez speedée avec des cadrages grand angle et des double pages spectaculaires, car on avait tous les deux fortement été marqués par Akira et par certains comics : on a cherché à retrouver un peu de cette vitalité-là. Je ne suis pas intervenu sur le scénario. Je me souviens seulement de lui avoir demandé de commencer le tome 1 sur des pages plus spectaculaires car le récit initial démarrait sur la maison familiale de Will : d’un commun accord nous avons décidé d’ajouter les deux pages d’intro où Will flotte dans l’espace avec des visions de son avenir. Je ne voulais pas que les lecteurs aient l’impression de lire seulement un thriller et s’étonnent de découvrir au tome 3 un récit de pure SF. À partir de ce moment-là, ces pages d’intro sont même devenues récurrentes en ouvrant le début de chacun des tomes de la série.
Uchronie[s] New Byzance, crayonné
© Chabbert - Corbeyran / Glénat |
La SF vous plait beaucoup. Est-ce parce qu’elle porte un sens ?
J’aime vraiment la SF et le fantastique. J’ai toujours lu Philip K. Dick, Philip José Farmer, Frank Herbert, Dan Simmons, Thomas Dish, Robert Silverberg, Christopher Priest… La SF a un avantage non négligeable pour moi : elle est un genre véritablement philosophique en soi. Elle nous renvoie constamment à notre place dans l’univers, à ce qui définit le champ de la conscience et à ce qui fait de nous des êtres sociaux doués de raison, et de déraison.
extrait de la planche 36 de Nova Genesis T3
© Chabbert - Boisserie / Glénat |
La série Nova Genesis est-elle totalement terminée avec le tome 4 ?
Il n’y a pas de suite prévue. L’effet de boucle des dernières pages est comme le terme l’indique, censé « boucler » et fermer la série. Mais il est vrai que plusieurs lecteurs ne l’ont pas vu ainsi et auraient bien souhaité une suite car dans ces dernières pages, la prescience de Will lui a fait voir les événements à l’avance mais qui sait s’ils se dérouleraient bien de la même manière, une fois déployés dans la réalité de notre continuum d’espace-temps. Je suis malheureusement obligé de dire qu’il n’y aura pas de deuxième cycle.
Vous êtes autant à l’aise dans l’historique que la SF. Vous êtes aussi un passionné d’architecture...
J’ai eu énormément de plaisir à travailler sur Docteur Monge. Retranscrire l’ambiance de cette époque marquée par un certain romantisme noir à la Victor Hugo a été une excellente source d’inspiration graphique pour moi. Il me semble que j’ai pu par moment insuffler à la série un aspect un peu gothique ou baroque à travers la représentation d’architectures vues en perspectives poussées, en contre plongées ou plongées un peu extrêmes. La couleur que je réalisais à l’époque participe aussi de cette intention en nimbant le récit d’une atmosphère qui frise quelquefois le fantastique. Comme quoi, on en revient toujours à l’imaginaire, au fantastique et par extension à la SF. Concernant le graphisme SF, il présente certaines difficultés quant aux différents designs liés au genre et sur lesquels les lecteurs BD habitués à la SF ont des avis très pointus. Pour Docteur Monge, il faut surtout être fidèle à sa documentation, mais lorsqu’il s’agit d’architecture, je sais d’emblée que je vais aimer cela, que ce soit des architectures de monuments ou bâtiments historiques, des laboratoires secrets ou des cités futuristes.
extrait de Uchronie[s] New Byzance © Chabbert - Corbeyran / Glénat |
Finalement, Nova Genesis contient les prémices de votre série actuelle, non ?
Pendant ces quatre années de réalisation du cycle de Nova Genesis, j’ai commencé à comprendre beaucoup de choses et cela d’autant plus que le marché BD était alors en pleine mutation et en pleine surproduction. J’ai pris le temps de réfléchir aux orientations futures en terme de projet BD. Cette maturation-là était probablement nécessaire pour arriver à New Byzance.
Uchronie[s] New Byzance, crayonné
© Chabbert - Corbeyran / Glénat |
Vous affirmez avoir apprécié votre collaboration professionnelle avec Pierre Boisserie. Vous partagez d’autres goûts avec lui, notamment pour la science-fiction et un certain cinéma ?
Nous sommes assez décomplexés face au cinéma de genre et au cinéma d’action américain, le « bon » cinéma d’action américain bien entendu ! Lorsque nous sommes allés voir ensemble X-Men 2, je savais que j’allais dessiner une scène de barrage dans le tome 2 de Nova Genesis. La fameuse « synchronicité » nous a ce jour-là rattrapés !
Aujourd’hui, vous êtes engagé à fond dans la nouvelle série Uchronie[s]. Est-ce vous qui avez suggéré le sujet au scénariste Corbeyran ?
Éric Corbeyran m’a vraiment permis de participer à la conception de départ. Dès notre premier contact, il a désiré connaître mes centres d’intérêt, il a cherché à sonder mes envies graphiques et les directions scénaristiques que je souhaiterais prendre. C’est ainsi que je lui ai fait part de mes envies de travailler sur une uchronie à la façon du Maître du Haut-Château de K. Dick. Éric m’a également demandé de réfléchir avec lui sur le 10e tome de conclusion et j’en ai été très honoré. Il m'a aussi associé à la lecture des tomes de New Harlem et de New York ce qui fait que j'ai une bonne connaissance de l'ensemble du projet. C’est une expérience extrêmement enrichissante pour moi. Et je m’éclate graphiquement dans la représentation architecturale de la cité de New Byzance ainsi que dans la création visuelle à tous les niveaux (vêtements, véhicules, décorations intérieures, etc.) de ce monde mi-oriental, mi-occidental.
Ce nouveau tandem scénariste-dessinateur fonctionne-t-il différemment ?
Pour Nova Genesis, le scénario du tome 1 était déjà écrit et les grandes lignes pour la suite étaient plus ou moins définies. Avec Corbeyran, la conception de départ a été davantage partagée et ce projet n'existait pas avant notre rencontre, mais je crois que Pierre procède un peu de la même manière avec Éric Stalner. Donc tout dépend des mariages entre auteurs et des feelings de chacun. Par ailleurs, Corbeyran a tenu à écrire les dix tomes de la série Uchronie[s], qui sont d'ores et déjà entièrement découpés, avant même que le premier tome ne sorte dans les bacs. Il envoie un découpage extrêmement ciselé et précis. Mais il y a toujours un échange possible à tout moment. Pierre Boisserie avance plutôt d'album en album en ayant présent à l'esprit son fil rouge et les grandes lignes de l'intrigue.
extrait de Uchronie[s] New Byzance © Chabbert - Corbeyran / Glénat |
En attendant de nouveaux projets, Éric Chabbert est à « 200% sur la suite de New Byzance » et très motivé par l’excellent démarrage de la série. Le 2e tome de Uchronie[s] New Byzance est prévu pour début 2009.
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en juillet 2008
Propos présentés et introduits par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com
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