Avec 150 albums au compteur dont la fabuleuse saga Le Chant des Stryges, Corbeyran est l’un des scénaristes les plus inventifs de sa génération. Rencontre avec ce stakhanoviste de l’écriture à l’occasion des nouvelles séries qu’il anime : Back World, Uchronie[s], Okhéania, Garrigue…
À propos de Back World
Quelles sont les idées qui vous ont amenées à développer la trilogie BackWorld ?
Je me pose depuis longtemps tout un tas de questions sur la cybernétique et la génétique, et plus largement sur le devenir de l’humanité. On finira par arriver à un moment où l’être humain, tel qu’on le connaît aujourd’hui, va changer de forme. Je me suis intéressé à ce sujet à travers la lecture de bouquins et de revues scientifiques. Back World est en quelque sorte le résultat de ces lectures. Ce n’est pas une réponse, juste l’état de ma réflexion actuelle sur ce que l’on pourrait appeler le « transhumanisme », ce qu’il y aurait après l’homme. J’ai donc traité le sujet par le virtuel. Je pense fondamentalement que l’on va arriver à un moment de notre histoire où réel et virtuel se confondront. Back World est une série tout à fait ouverte qui pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses. Cela correspond d’ailleurs à ma démarche quand j’attaque une nouvelle série. Il s’agit plus d’un état de mon questionnement personnel plutôt qu’un paquetage de réponses que j’apporterais péremptoirement, ce qui n’aurait aucun sens, car je ne suis pas un spécialiste de ce dont je parle. Je veux juste partager simplement mes pensées avec mes lecteurs.
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D’où les interrogations sur le déterminisme…
Exactement. J’étais d’ailleurs heureux de constater à propos d’un article, paru sur Auracan.com, consacré à ma série Le Chant des Stryges, qu’il était question de « déterminisme ». La plupart des critiques qui lisent en diagonal n’y voient qu’une BD d’action brutale et un peu creuse. C’est dommage !
Comment va se dérouler votre série Back World ?
Avec le premier tome, nous avons donné une mise en route un poil frustratrice, j’en ai conscience. Cela va avancer rapidement avec le tome 2. Je ne veux pas déflorer l’histoire, mais je peux vous dire que nous allons nous intéresser au créateur du jeu lui-même, un certain Mark S. Henry. Terry, notre pirate informatique, va être obligé d’entrer à l’intérieur du jeu pour chercher certaines réponses et va rencontrer Henry qui lui fait part de son projet – un projet personnel et très précis quant au devenir de l’être humain – projet dont il aimerait que Terry se fasse le promoteur. Mais ses ambitions ne séduiront pas Terry, qui refusera d’être son complice. Cela déclenchera un conflit entre eux. Back World est vraiment une histoire sur l’homme de demain.
L’histoire se conclura-t-elle au tome 3 ?
Oui, je suis actuellement en train d’écrire la conclusion. Au cours de ce troisième niveau, outre la résolution du conflit entre Terry et Henry, on découvrira la technologie qui est à l’œuvre dans le jeu et comment se fait-il que des joueurs trouvent la mort en jouant à Back World…
Comment avez-vous été amené à travailler avec Lucien Rollin ? Il s’agit de votre première collaboration.
En effet. Je connais Lucien depuis ses débuts. Je suis – ce n’est un secret pour personne – un lecteur de bandes dessinées : au moment où je sortais mon premier album en 1990, Les Griffes du Marais, j’ai lu Le Torte que Lucien sortait à peu près au même moment. Nos albums respectifs avaient des thématiques assez proches, avec des personnages défigurés, des récits se passant au Moyen-Âge… Il y avait vraiment une proximité de forme que je trouvais intéressante, j’avais beaucoup aimé son dessin. J’ai continué à suivre le travail de Lucien. Le fait de se croiser régulièrement en festival, de s’apprécier, nous a donné envie de travailler ensemble. Il avait aussi l’envie d’un album énergique et moderne…
Extrait de Back World T1 © Corbeyran, Rollin, Glénat
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Justement, c’est une surprise. Jusqu’ici, Lucien Rollin était plutôt classé dans le registre historique, avec décors et costumes…
Oui, c’est une belle surprise, et je trouve que c’est une grande réussite… Je vois arriver les pages au fur et à mesure, et chaque fois que j’ouvre ma boîte mail, je suis bluffé par son talent. Cela reste très classique, c’est très beau, très élégant. Sur Back World, Lucien a vraiment réalisé un travail remarquable.
Le fait de travailler avec Rollin a-t-il été l’élément expliquant votre arrivée chez Glénat, un éditeur qui ne vous comptait pas encore à son catalogue ?
J’avais eu des propositions de Glénat, mais en effet, c’est surtout parce que Lucien était chez eux, c’est un auteur « maison ». Et ça c’est très bien passé. J’ai d’ailleurs eu d’autres propositions de Glénat…
Nous nous rappelons que Glénat a communiqué sur votre arrivée chez eux…
Vous faites allusion au sticker sur la couverture ? Je ne sais pas si cela est utile… Rares sont les auteurs dont on peut mettre le nom sur un sticker en couverture pour faire décoller les ventes. Je ne crois pas que j’en fasse partie, je le verrai sur mes relevés de droits ! Selon les sujets traités, le public adhère ou pas. Mes ventes ont une géométrie très variable selon les séries. Je ne fais pas que des succès, loin de là !
À propos de la saga Uchronie[s]
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Évoquons Uchronie[s], la nouvelle saga que vous avez inaugurée en janvier dernier chez Glénat. Il s’agit d’un vaste projet…
Une uchronie – un terme assez barbare qui vient du grec – correspond à un temps qui n’existe pas réellement, une époque qui aurait pu être, où le temps n’est pas défini. J’ai donc imaginé un projet présentant trois univers distincts, mais qui se déroule en même temps. Uchronie[s] comptera trois cycles de trois tomes dessinés par trois dessinateurs, un dixième album venant clore la série… Éric Chabbert se charge de New Byzance, Tibéry (un dessinateur serbe que Glénat m’a présenté) de New Harlem et Djillali Defali (avec qui j’ai signé La Loi des Douze Tables) de New York. Chaque univers présente la ville de New York, non pas telle qu’on la connaît, mais un New York différent. À New Byzance, imaginez que Ben Laden ait gagné la partie, qu’il ait réussi à prendre le contrôle des États-Unis et du reste du monde, où les attentats de 2001 auraient été les événements déclencheurs. New York serait ainsi totalement dominé par un islamisme fondamentaliste. À New Harlem, imaginez que Martin Luther King ait été président des États-Unis à la place de Kennedy, et se serait fait assassiner en 1963 à Dallas. Le pouvoir est aux mains d’une élite noire qui aurait renversé les couleurs du pouvoir. New Harlem est complètement dominé par les Afro-américains, où les Blancs ont exactement la place des Noirs d’aujourd’hui…
Comment est née la série Uchronie[s] ?
Éric Chabbert voulait travailler avec moi. Comme il adore la science-fiction, nous sommes partis vers un univers à la Philip K. Dick. De son côté, Djillali Defali voulait aussi faire ce type de projet. J’ai donc eu deux propositions qui sont arrivées en même temps. Rapidement, l’idée de faire quelque chose de plus complexe qu’une simple série s’est imposée. Nous nous sommes dit que cela aurait sans doute plus d’impact, que cela devrait générer plus de plaisir pour le public. Il nous fallait donc un troisième larron que Glénat nous a présenté. Tibéry est un très bon dessinateur dont le style colle parfaitement à l’univers de New Harlem. Ce projet est arrivé au bon moment, cela faisait plusieurs années qu’Henri Filippini me demandait de lui présenter un projet complexe, avec plusieurs dessinateurs comme les éditions Glénat affectionnent de le faire. Cela répondait aux envies et aux besoins de tous, cela tombait bien : j’avais envie de relever mes manches !
Avec le tome 1 de New Byzance, le lecteur fait la connaissance de Zack : qui est-il ?
Zack, le héros, est un prescient. Il est chargé de projeter des rêves dans la tête de certaines personnes considérées comme des déviants au système, des gens qui font du tort à cette utopie fondamentaliste en place. À New Byzance, il arrive que des citoyens soient passibles de crimes par la pensée : ils sont donc rééduqués par ces prescients qui vont aller chercher des rêves et les projeter dans leurs esprits pour leur dire ce qui risque d’arriver s’ils continuent à avoir de mauvaises pensées. On leur projette des visions d’un autre monde. Zack va s’apercevoir qu’il est ainsi le chien de garde d’un gouvernement despotique. Alors qu’il croyait œuvrer pour le bien, il va se rendre compte qu’il est lui-même manipulé…
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Quel est le programme de sortie de la série ?
Sur trois années, chaque tome de New Byzance paraît en janvier, New Harlem en mars et New York en mai. Chaque univers va donc comporter trois albums qui seront lisibles dans tous les sens : tomes 1-1-1 ou tomes 1-2-3. Le lecteur va s’apercevoir que les univers communiquent les uns avec les autres, qu’ils se déroulent en même temps, mais sur des plans différents. Je ne veux pas vous en dire plus, car ce serait dévoiler le rebondissement des tomes 2. Il y a une petite astuce qui permet de communiquer d’un univers à l’autre. Une astuce qui n’est pas une porte…
Vous avez ainsi élaboré une construction assez complexe…
Disons que j’ai trouvé un terrain dont j’ai aujourd’hui besoin. Je sais écrire une série classique, avec des tomes se suivant les uns les autres. Je continue d’ailleurs à le faire avec plaisir sur d’autres univers. Mais, je suis arrivé à un moment de ma carrière où j’ai ressenti le besoin de compliquer un peu les choses, afin de retrouver le plaisir de la création.
Ne seriez-vous pas un peu lassé des séries classiques ?
Je ne l’analyse pas comme cela, mais plutôt comme une envie de gérer quelque chose de plus lourd, de plus grand, pour voir à quel point on peut dominer un monde qui nous échappe. C’est comme refaire Le Chant des Stryges, mais en condensé : imaginer un univers complexe, sauf qu’ici, j’ai écrit Uchronie[s] en une année. Le rythme de travail est totalement différent. Il est très jouissif de trouver les rotules qui permettent d’articuler les univers les uns aux autres. C’est jubilatoire pour le scénariste que je suis que de créer de tels univers !
Autres actualités
2008 verra le tome 12 du Chant des Stryges, dernier chapitre du deuxième cycle de votre série-phare…
Effectivement, Richard est en train de le dessiner. Nous savons où nous allons, nous sommes en train de tisser les pistes qui seront explorées dans le troisième et dernier cycle. Depuis longtemps, nous savons de quoi sera constitué ce dernier cycle. Bien sûr, savoir cela et connaître tous les ressorts sont deux choses très différentes. Une fois les choses arrêtées, j’écrirai les albums les uns après les autres… Un moment très excitant. Comme le lecteur s’en doute, le tome 12 sera riche de réponses. Mais ces réponses vont nous amener sur un abyme de questionnements. Nous allons répondre à des questions que les lecteurs ne se posaient même pas et ouvrir sur de nouvelles interrogations !…
Extrait d'Uchronie[s] - New Harlem T1 © Corbeyran, Tibéry, Glénat
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Vous n’arrêtez pas d’inventer de nouveaux univers et de nouveaux récits : faisons le tour de vos dernières créations…
Il y a deux ans, j’avais publié le premier tome de Nanami, une bande dessinée destinée à un public ado, avec une volonté de métissage entre la BD européenne et le manga. Nous allons poursuivre cette démarche chez Dargaud Benelux sous forme d’albums de 80 pages, proposant une narration plus fluide. En janvier sont donc sortis simultanément le tome 2 de Nanami et le premier tome d’Okhéania que je signe avec Alice Picard (avec qui je réalise Weena chez Delcourt). Ici aussi, il s’agit d’un univers très coloré, plutôt orienté pour un public de jeunes adultes, avec un récit très dynamique, un peu à la Miyazaki. Okhéania est un monde végétal à la surface duquel se déplacent des vaisseaux. Les habitants de ce monde ont une terreur particulière de ce qui se trouve au cœur de la planète. J’ai donc développé toute une mythologie de la peur des profondeurs… C’est une fable écologique en somme. Il s’agit d’un scénario que j’ai écrit il y a très longtemps, contrairement à Uchronie[s] qui est une production toute récente. D’autre part, chez Delcourt cette fois, je publie en février le tome 2 de Trop mortel avec Amélie Sarn et Chico Pacheco, le tome 2 des Hydres d’Arès avec Alexis Sentenac, et le tome 2 de Nelson Lobster avec Florent Calvez.
Vous préparez également, pour mai, une nouvelle histoire avec Olivier Berlion chez Dargaud…
Absolument, j’ai un projet avec mon vieux complice Olivier qui m’a demandé de lui écrire un polar. Garrigue aura pour cadre le Sud de la France, une Provence écrasée de soleil, un théâtre très lumineux pour une histoire très sombre. C’est un polar très porté par le côté humain de la chose, avec une intrigue qui va passer plutôt par la psychologie des personnages que par leurs actes. Après Rosangella, j’étais très content qu’Olivier me redemande de lui écrire une histoire, ce qu’il sait très bien faire de son côté. Garrigue sera une histoire en deux tomes qui devraient paraître dans l’année.
Extrait d'Uchronie[s] - New Harlem T1 © Corbeyran, Tibéry, Glénat
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Avec autant d’univers développés de façon simultanée, comment arrivez-vous à retrouver vos marques sur chacune de vos séries ?
Je travaille de façon très cloisonnée. Quand je travaille sur un projet, je baigne dedans. Je travaille sur un scénario sur un laps de temps suffisamment long et copieux pour être concentré sur le sujet pendant tout le temps nécessaire à son écriture, pour ne pas avoir de parasitage. Je relis l’album précédent et les idées que je me suis notées pour la suite. Tous les jours, je commence ma journée de boulot en relisant tout ce que j’ai écrit sur l’épisode.
Avez-vous une idée du nombre de séries que vous animez actuellement ?
Non, c’est un exercice que je n’ai jamais fait et pour une raison simple : je crois que la réponse serait effrayante ! Je crée à l’envi. Quand je pense que je suis disponible pour une nouvelle série, je le fais mais sans rétroviseur, parce que je préfère ne pas savoir. En revanche, je sais exactement le nombre d’albums que j’ai publiés : 150 !
Un chiffre impressionnant ! Éric, le mot de la fin ?
Je suis vraiment à un tournant. J’arrive à la fin de plusieurs séries de longue haleine comme Le Territoire, Le Maître de Jeu, Le Clan des Chimères, le deuxième cycle du Chant des Stryges. Entre 2007 et 2008, j’aurai terminé en outre d’autres séries plus courtes comme Le Malvoulant, Archipel, Goirid et Léodhas, La Conjuration d’Opale, Double Gauche, Trop mortel… Beaucoup de pages qui se referment… Je suis à la recherche de nouvelles pistes à explorer, de nouvelles rencontres et de nouveaux projets. Je suis à une charnière de ma carrière : j’ai dit énormément de choses, mais maintenant, j’aimerai dire autre chose sous d’autres formes. |