Entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten
Avec le premier volet de La Théorie du grain de sable, Benoît Peeters et François Schuiten, nouveaux explorateurs du 9e art urbain, signent chez Casterman l'un des albums les plus aboutis de l'année 2007. L'un des plus intrigants aussi, par la façon dont les auteurs du cycle des Cités obscures s'interrogent plus que jamais sur leur façon de créer. Rencontre, interrogations et réponses…
Benoît Peeters ne s'en cache pas : « Certains albums des Cités obscures sont plus indépendants que d'autres. Avec François, nous avons eu envie de revenir à Brüssel, même si ici la ville est plus en arrière-plan. Nous désirions également faire intervenir des personnages que le lecteur connaît déjà… » Si les premières pages du premier opus de La Théorie du grain de sable sont aussi belles qu'on puisse l'espérer, la surprise se glisse de façon presque imperceptible en page 11, puis se fait de plus présente, monte en force, jusqu'à créer un sentiment de gêne, d'inquiétude, d'incompréhension. « Tous nos livres, confie le scénariste, possèdent leur métaphore à un degré plus ou moins fort. Je crois que nos récits les plus réussis sont les plus engagés dans l'univers fantastique. Nous cherchons à partir d'une image claire, attrayante mais troublante, à créer des récits énigmatiques ». Préoccupations d'auteurs
Un jour, une femme découvre du sable chez elle. Le sable ne cesse d'arriver et l'on ne sait d'où il vient. Dans le même temps, un vieil homme trouve des pierres dans son appartement, dont le poids est toujours identique, au gramme près : 6.793 grammes. Les cailloux se multiplient comme des petits pains sans que l'homme ne puisse endiguer cette étrange invasion. Et tandis qu'un chef cuisinier maigrit à vue d'œil, un bijou prêté par un chef bugti dégage des ondes étranges… « Tous les récits des Cités obscures sont liés aux préoccupations et aux interrogations que nous avons sur ce que nous vivons, constate François Schuiten. Nous cherchons toujours à mettre dans nos livres tout ce qui nous traverse, tout ce qui nous occupe… Comme si c'était le dernier de nos livres. Chacun de nos livres parle de ce que l'on voit, de ce que l'on ressent, mais pas de façon littérale. » « Comme beaucoup de gens, précise Benoît Peeters venant compléter les propos de son complice, nous avons des préoccupations écologiques. Ce n'est pas très original, nous sommes aussi sensibles à l'air du temps. Mais je crois qu'il y a aussi un élément plus autobiographique qui a joué pour La Théorie. Récemment, dans la maison qu'il possède dans le Sud de la France, François a été confronté à des questions ayant trait à la nature : la pierre, le sable, la terre… ». Comme si dans l'œuvre même des créateurs, la nature reprenait son pouvoir sur les constructions humaines, créant une subtile confrontation entre des éléments naturels et un univers urbain dominé par l'homme. La Maison Autrique
Le grain de sable, comme chacun sait, est ce qui empêche le monde de tourner normalement en rond. Ou, comme le dit Mary Von Rathen, enquêtrice dépêchée à Brüssel pour résoudre le problème : « le petit rien, le détail qui peut suffire à tout modifier ». Graphiquement, cet album s'inscrit dans la lignée des autres opus des Cités, ou plutôt tout est différent, servi par un scénario riche de rebondissements et de surprises. Les auteurs revisitent leur cycle et glissent des références de-ci delà, telles - et celles-là sont évidentes - cette maison Horta mise en vente par Madame Autrique, tandis que Mary Von Rathen n'est autre que le personnage principal de l'album L'Enfant penchée. Il faut préciser que la Maison Autrique doit beaucoup aux auteurs des Cités obscures qui lui ont d'ailleurs consacré un remarquable ouvrage [ lire l'encadré ci-dessous ].
« Un jour, se souvient Benoît Peeters, alors que je me rendais dans l'atelier de François à Schaerbeek, une commune de Bruxelles, je suis passé devant cette maison que je connaissais bien. Y découvrant un panneau “Maison Horta à vendre“, François et moi avons proposé aux responsables de la commune de la racheter, charge à nous de nous en occuper. Une imprudence fatale !… » Car, en effet, les deux auteurs vont tout mettre en œuvre, durant des années, pour sauver cette demeure, la rénover, la remeubler, la ressusciter, la faire revivre… Ce qui est aujourd'hui fait, le lieu étant ouvert au public depuis la fin de l'année 2004. Et les auteurs d'en revenir à la Théorie du grain de sable : « Naturellement, cela s'est fait tout seul d'intégrer cette maison dans notre nouvel album. C'est un lieu magique que nous connaissons bien. Tout cela s'est fait avec beaucoup de plaisir, il est formidable de pouvoir ainsi nourrir notre fiction : c'est vraiment jubilatoire ! » Nouvelle approche graphique
Quant à l'ouvrage, il s'agit d'un joli format souple à l'italienne glissé dans un boîtier. « À chaque livre, explique le dessinateur, nous cherchons à explorer nos limites, à faire bouger les choses. Pour être plus maître de mes expérimentations, de mes repentirs, des allers-retours entre Benoît et moi, j'ai décidé de scanner moi-même mes planches. Pour simplifier ce travail, je me suis arrangé pour que mes pages soient justes au format du scanner A3. Ainsi, le format de l'album s'est imposé de lui-même… » Benoît Peeters renchérit : « Insensiblement, cela nous est apparu comme un moyen de plus pour procurer au dessin de François une nouvelle présence. Cela crée une échelle différente, on y ressent mieux le travail du trait. »
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Propos recueillis par Brieg F. Haslé à Brest le 02 novembre 2007 Certains passages de cet article sont initialement parus sous une forme différente dans « La Lettre de Dargaud » n°98, novembre-décembre 2007 © Michel Nicolas © Brieg F. Haslé - Michel Nicolas / Auracan.com Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable Photo des auteurs © Brieg F. Haslé / Auracan.com Visuels © Benoît Peeters et François Schuiten / Casterman Remerciements à Kathy Degreef |
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